3f 19l-62^ Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/lajeunessedovidOOIavi H. DE LA VILLE DE MIRMONT Professeur de Littérature latine à la Faculté des Lettres de l'Université de Bordeaux La Jeunesse d'OVIDE PARIS ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR 4, RUE LE GOFF (5") Collection " MINER VA i La Jeunesse d'Ovide DU MEME AUTEUR DANS LA COLLECTION " MINERVA Études sur rAne«eiine Poésie Latine (Livius An- dronicus. — Le Carmen Nelei. — Le poète Laevius. — La Satura. — La Nenia), 1903. (Ouvrage honoré d'une souscription du Ministère de Vhistruction publique.) A PARAITRE : La V^ie amoureuse d'Ovide. H. DE LA VILLE DE MIRMONT Professeur de Littérature latine à la Faculté des Lettres de l'Université de Bordeaux La Jeunesse d'OVIDE PARIS ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR 4, RUK LE GOFF (v*) .—49(1 '^^Çjïllectlon MINERVA " pA PREFACE Ovide, issu d'une vieille et ol)scure famille de petite noblesse provinciale, naquit à Sulmone, dans le pays des Péligniens, entre les monts Apennins et la mer Adriatique, le 20 mars 711 de Rome (43 av. J.-C). De l'année 73G à l'an- née 762 (9 ap. J.-C), pendant plus d'un quart de siècle, il est le grand poète de cette seconde période du principat d'Auguste, où les divers genres de poésie ne sont plus représentés par Virgile, Tibulle, Properce et Horace, que la mort a fait successivement disparaître. Pendant plus d'un quart de siècle, la cour et la ville, les lettrés et les gens du monde comblent d'égards et entourent d'admiration l'auteur mondain des Amours et de VArt d'aimer^ le savant versitî- cateur des Mèlamorphoses et des Fastes^ l'héri- 1 2 PRÉFACE lier de Properce et de Tibulle, le successeur de Virgile et d'Horace. Puis, brusquement, pour des causes qui sont restées obscures, Ovide est relégué aux confins de l'Empire, à Tomes, ville de Mésie, sur les bords du Pont-Euxin. «■ L'Empe- reur tout-puissant, qui voit d'en haut les choses, » a jugé bon, par un ukase sans appel, d'éloigner le poète de celte ville de Home qu'il aimait et qui l'aimait. Le proscrit s'humilie en longues et vaines prières : Auguste, «toujours affable et clément souverain», refuse de faire grâce. Le successeur d'Auguste, Tibère, est indifférent aux supplications et aux flatteries. En 770 (17 ap. J.-C), Ovide meurt dans cette ville de Tomes, où, depuis près de huit ans, l'ennui et l'angoisse le consumaient. On s'étonne que la vie d'un simple poète, qui aurait dû être calme comme celle de ses prédé- cesseurs immédiats, Virgile et Horace, présente « un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière », qu'on y puisse voir « toutes les extrémités des choses humaines, la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ». Mais Ovide n'est pas un simple poète à la PRÉFACE 3 manière de Virgile et d'Horace. Ce descendant d'une vieille famille provinciale, de notoriété médiocre et de richesse moyenne, est ce que le vocabulaire moderne appelle un «arriviste» et un «déraciné» . Pour n'emprunter de terme de comparaison qu'à une littérature qui a aujour- d'hui le droit d'être considérée comme classique, le poète qui, dans les Amours et dans VArt cVaimer, en particulier, a écrit quelques cha- pitres de la Comédie Humaine de son temps, nous apparaît, en quelque sorte, comme un de ces héros que Balzac se plaisait à créer et à faire vivre d'unevie intense. On se représente volontiers ce petit hobereau, qui est venu du pays des Péligniens pour con- quérir Rome, prenant d'assaut, à la sortie d'une séance triomphale des recitatinnes publicae, quelqu'une des collines qui dominent la ville, et lançant ce mot suprême : « A nous deux, main- tenant ! » Ce n'est pas à titre d'homme politique, se poussant dans les honneurs, que le jeune poète veut maîtriser cette ville qui est devenue sa patrie d'élection, qui, par son charme souverain, a dé- raciné en lui tous les souvenirs pieux qui le rat- 4 PRÉFACE tachaient à Sulmone, son pays d'origine, à la maison de famille, berceau de sa race. Ovide est le premier en date des h hommes de lettres ». Il ne recherche d'autres honneurs que les honneurs qui peuvent lui être conférés par le coUegium poetao^mn, d'autres applaudisse- ments que ceux qui lui seront prodigués par l'au- ditoire fidèle des recitationes puhlicae. Peu lui importent les suffrages du peuple réuni en ses comices, la gloire bruyante du Forum où l'on plaide, la haute et sévère distinction des membres du Sénat, les avancements successifs dans la carrière des magistratures. Avant Ovide, sous la llépublique, Cicéron, fils comme lui d'un obscur chevalier de province, était venu d'Arpinum, en pays samnite, pour faire la conquête de Rome. Mais c'est par une active intervention dans la politique, par un cursus honorum admirablement accompli depuis la questure jusqu'au consulat, que cet homo novus avait réussi à devenir le pre- mier citoyen de la République. Et c'est seulement quand les affaires de la poli- tique lui laissaient des loisirs qu'il en profitait pour écrire des poèmes, pour rédiger des traités de rhétorique, pour composer des ouvrages de PREFACE philosophie. Ses discours politiques sont la meilleure et la plus célèbre partie de son œuvre. Après Ovide, sous l'Empire, un autre fils de chevalier, Tacite, ne commenceà se faire historien qu'après avoir été questeur sous Vespasien, édile ou tribun de la plèbe sous Titus, préteur sous Domitien. C'est seulement après avoir consacré plus de vingt ans aux affaires de l'État que le vir py^aetoyius inaugure par la Germanie et VAgrl- cola cette série de chefs-d'œuvre historiques aux- quels il doit une immortalité que le cursus hono- rum le plus brillant n'aurait pu lui conférer. Ovide méprise cette gloire politique, effective et souvent dangereuse sous la République, inoffen- sive et simplement décorative sous l'Empire. Le descendant des chevaliers de Sulmone ignore l'ambition des honneurs politiques qui dirige Eugène de Rastignac; il ne connaît que trop la convoitise de gloire littéraire qui asservit Lucien de Rubempré. La pacification du Forum imposée par Auguste, qui réduit au silence la tribune aux harangues, est pour la génération d'Ovide ce que l'auteur des Illusions perdues appelle « l'ilotisme auquel la Restauration avait condamné la jeunesse ». 6 PRÉFACE Ovide sait transformer par la poésie cet ilo- tisme en liberté et en puissance de domination. Les cénacles littéraires, les corporations de poètes, les séances des recitationes puhlicae sont pour lui ce que sera le journal pour tes littérateurs de la Restauration : le moyen de s'imposer à l'opinion, de la diriger et de devenir par Topinion une force dans l'Etat. Le rêve le plus ambitieux du poète d'Angoulême était d'épouser la lille d'un pair de France, Clotilde de Grandlieu. Le poète de Sulmone réussit à épouser une femme apparentée à l'Empereur. ' Quand, aux jours de bonheur et de gloire, suc- cède le moment de la disgrâce, le poète, qui ne s'est jamais occupé des aiïaires de l'Etat, est proscrit, comme l'étaient, sous la République, les grands citoyens dont le peuple redoutait l'ambi- tion tyrannique, relégué, comme léseront, sous l'Empire, les personnages de la famille des Césars en qui le maître du monde redoute des compétiteurs. Simple distraction d'une élite de lettrés au temps de Lucrèce et de Catulle, la poésie était de- venue avec Ovide une force qui remplaçait l'an- cienne éloquence du Forum, une puissance popu- PREFACE 7 laire et dangereuse, qui excitait l'admiration de la foule oisive et privée de toute action |)olilique, qui provoquait les craintes jalouses de FEmpe- reur. En étudiant les années de jeunesse du poète, on discerne avec quelle habileté et quelle persé- vérance cet « arriviste » s'est préparé à un rôle auquel les qualités et les défauts de son esprit brillant et léger semblaient, d'ailleurs, le pré- destiner. 11 quitte tout enfant, pour ne plus y revenir que rarement en visiteur, presque en étranger, la maison paternelle dont les traditions n'auront sur lui aucune influence. A Rome, il est un admirable élève des écoles de grammaire et de rhétorique. Il se pénètre des procédés, alors dans toute leur nouveauté, de l'art des déclamateurs : il saura renouveler d'une manière factice la poésie de Virgile et d'Horace, en y introduisant ces pro- cédés dont l'habilelé ingénieuse et artificielle séduira un public de goûts mondains et d'ins- truction superficielle. Il complète les enseigne- ments de l'école par des voyages où il prend contact avec l'art et la civilisation d'Athènes, de l'Asie Mineure el de la Sicile, où il étudie les 8 PREFACE traditions mythologiques, où il recueille les ma- tériaux d'une érudition amusante dont la mise en œuvre dissimulera le manque d'idées de ses poésies composées suivant la formule des décla- mations scolaires. Pendant les années où il doit, en sa qualité de chevalier, commencer par l'exercice de quelques fonctions des magistratus minores^ le cursus ho aor uni ohW^iXio'w a auquel il mettra lin avant d'être entré au Sénat, il fait son éducation d'homme du monde et d'homme de lettres en fréquentant le cénacle de Messalla et les coteries de poètes professionnels. Il cherche sa voie du côté de la tragédie et de l'épopée; il la trouve en renouvelant l'élégie amoureuse. C'est vers l'an 18 qu'il débute avec un succès éclatant dans les recitaiiones publicae . Tibulle est mort en 19 ; Properce mourra en 15. Dès lors, grâce à la longue préparation de ses années d'ap- prentissage, Ovide va devenir et rester pen- dant plus d'un quart de siècle le maître incon- testé de la poésie romaine. H. DE LA Ville de Mirmont. Bordeaux, 15 avril 11)04. LA JEUNESSE D'OVIDE CHAPITRE I L'autobiographie d'Ovide. — Les premières influences. — Date de la naissance du poète. — Une « année terrilîle » de l'histoire romaine. — La fête des Quinquatries. — La patrie d'Ovide, Sulmone. — Caractère belliqueux des Péligniens. — Antiquité de la famille d'Ovide dans l'ordre équestre. — Indilférence du poète pour son pays natal. Toute la biographie d'Ovide est dans ses œuvres. Assurément, ce n'est pas dans ses poèmes purement mythologiques et alexandrins que l'auteur des Héroïdes et des Métamorphoses peut s'abandonner h des confidences personnelles. Mais, dans le poème didactique des Frts/é'.s, où il rédige envers élégiaques le commentaire historique du calendrier romain, Ovide trouve moyen de parler de lui, à propos de telle fête à laquelle il a pris part, de telle autre qui lui rappelle un souvenir de jeunesse. Dans ses poésies de début, les Amours et VArt craimer, aussi indiscret que Vulteius Mena, ce personnage d'Horace qui racontait à tort et à travers ce que l'on peut dire et ce qu'il faut taire, Ovide donne sur ses 10 LA JEUNESSE BOVIDE années de jeunesse de nombreuses indications dont l'exactitude précise et la convenance morale sont également sujettes à caution. Plus tard, quand, aux jours de faveur mondaine et de gloire littéraire, ont succédé les temps difficiles de la relégation et de Toubli aux bords du Pont-Euxin, l'exilé de Tomes se rappelle à ses amis de Rome par d'abondantes lettres en vers où, aux plaintes ordinaires des exilés — ces plaintes qui se trouvaient déjà dans la corres- pondance de Cicéron chassé d'Italie par Glodius — se mêlent des renseignements biograpliiqucs qui nous font connaître l'enfance, l'éducation et la jeunesse du poète, aussi bien que le 5r«^//.s' nous ins- truit des années d'études et des débuts de l'orateur. Ovide éprouve un douloureux plaisir à raconter sa vie passée, dont les Tristes et les Politiques évoquent tout le bonheur à jamais détruit. Les détails sont quelquefois précis et copieux: la dixième Elégie du livre IV des Tristes est aussi documen- taire que les diverses Satires où Horace se plaisait à faire l'histoire de son existence heureuse et calme. Ovide nous fournit lui-môme les moyens d'étu- dier quelles inlluences premières se sont exercées sur ses jeunes années et ont dirigé l'évolution de son développement intellectuel jusqu'au moment où il a commencé à se mêler aux batailles littéraires dont il devait être bientôt l'un des héros incontestés. Si tu veux savoir la date de ma naissance, — écrit le poète des Tristes*, — c'est l'année où les deux consuls périrent frappés par la même destinée. 1. Ti'isles^ IV, X, V. '.). LA JEUNESSE D OVIDE 11 L'année où une même mort violente enleva les deux consuls à la fois est une des années les plus troublées de cette fm de la République Romaine où les troubles civils étaient devenus si ordinaires. En l'an 44, César avait été assassiné aux ides de mars. Effrayés de leur attentat, les conjurés res- taient dans l'incertitude et dans l'inaction; la volonté du peuple ne leur imposait pas la direction qu'ils étaient incapables de se donnera eux-mêmes. Si, le lendemain du meurtre (IG mars 44), l'un des principaux parmi les assassins, Rrutus, que César considérait comme son fils, avait pu prononcer au Forum un discours modéré que l'on avait écouté et accueilli froidement, les clameurs hostiles de la foule avaient interrompu la harangue violente d'un complice de Brutus, Cinna, qui attaquait sans mesure la mémoire du dictateur. Mettant à profit les incertitudes de l'opinion publique, les amis de César faisaient le nécessaire pour les fixer du côté de leur parti. Les lieutenants du dictateur, Antoine et Lépide, se hâtaient de ra- masser de l'argent et de réunir les vétérans congé- diés du vainqueur des Gaules. Antoine, qui était consul, convoquait le Sénat : sur sa proposition, rassembléeproclamaitl'amnistie générale(17 mars), ce qui lui attirait la bienveillante neutralité des conjurés. Mais il réussissait à faire annihiler les conséquences de cette amnistie par un mouvement populaire. Il procédait aux funérailles de César avec un appareil pompeux ; une mise en scène très habile entourait la lecture qu'il donnait du testa- ment du mort, préparait l'apothéose de la victime 12 LA JEUNESSE D OVIDE des conjurés et décliainait contre ceux-ci, que l'am- nistie proclamée par le Sénat semblait couvrir, la tempête des fureurs de la foule qui détruisaient par la force la décision pacifique des Pères Conscrits. Les hommes des ides de mars étaient assaillis ; leurs maisons, pillées. Ils devaient s'enfuir de Rome; Antoine, dont nul obstacle ne gênait plus la puis- sance, faisait confirmer par le Sénat tous les actes de César, et, appuyé par le peuple, il continuait à exercer les pouvoirs du dictateur assassiné. Cicéron comprenait parfaitement bien cette situa- tion qu'il n'avait puni prévenir, ni même prévoir : « Nous sommes, disait-il', délivrés du tyran, mais non de la tyrannie. » Et il redoutait la longue durée de cette tyrannie, plus impitoyable même que celle de César, puisque le peuple excité par Antoine imposait, puisque le Sénat effrayé approu- vait des actes que le dictateur n'aurait jamais osé accomplir. Ce pouvoir absolu devait prendre fin beaucoup plus lot que ne le supposaient Antoine qui l'exer- çait et Cicéron qui le déplorait. Et le destructeur de ce pouvoir était un inconnu dont Cicéron ne prévoyait pas les cajoleries inattendues et inté- ressées, dont Antoine ne redoutait pas l'hostilité sans appui et l'ambition soigneusement dissimulée. A la fin d'avril ii, un jeune homme de dix- neuf ans arrivait à Rome. C'était le fils du préteur C. Octavius et d'Attia, fille elle-même d'une sœur de César — C. Julius Caesar Octavianus, dont le 1. Cicéron, H/iis/. ad Finn'd.. XI, i. M. LA JEUNESSE D OVIDE 13 dictateur avait fait son fils adoptif, alla très cour- toisement présenter ses hommages au consul qui avait assumé la succession de César : grossier et inintelligent, Antoine rebuta avec force moqueries l'empressement de cet adolescent qui lui offrait le concours inutile d'une alliance sans autorité. L'ado- lescent se concilia vite des amis nombreux parmi les ennemis d'Antoine. Quelques llatteries eurent facilement raison de la foi républicaine de Gicéron, que les avances de César avaient déjà fortement entamée. Le Sénat ne demandait qu'à se débar- rasser de l'impérieuse tutelle d'Antoine; le peuple, mûr pour le césarisme héréditaire, préférait au lieutenant du dictateur son fils adoptif. Grâce à l'insinuante habileté d'Octavianus, un parti puissant se forma contre Antoine : le peuple, épris des qua- lités aimables du jeune homme ; le Sénat, blessé de la grossièreté du tyran; Gicéron, persuadé ((u'il gouvernerait sous le nom de ce nouveau venu, qui avait modestement recours à sa vieille expérience; Rome entière, depuis la plèbe qui adorait le nom et la mémoire de César, jusqu'aux cbevaliers et aux aristocrates qui recevaient leur mot d'ordre du Sénat et de Gicéron — Rome entière était dévouée à Octavianus. Antoine comprit trop tard l'existence du danger qu'il n'avait pas su éviter. Le 1*"" septembre 44, il rassembla le Sénat pour prononcer contre Gicéron, qui n'assistait pas à la séance, des invec- tives aussi violentes qu'inutiles. Le lendemain, dans la même assemblée, Gicéron dirigea une attaque ardente et précise contre la politique d'Antoine. 14 LA JEUNESSE D OVIDE G'éfciit le Loiir du consul d'être absent de la curie : il prépara longuement la réponse difficile qu'il fallait faire au très important discours du grand orateur. C'est seulement le 19 septembre qu'Antoine prit la parole : il ne portait pas à la tribune des arguments sérieux, mais de nouvelles invectives grossières qui ne devaient nuire qu'à sa propre cause. D'ail- leurs, Cicéron n'était pas là pour les entendre : retiré à la campagne, il préparait, loin de l'agita- tion de Rome, sa deuxième Philippique^ qui ne fut pas prononcée, mais qui, répandue sous forme de pamphlet, allait porter un coup décisif à la popu- larité du consul. Pendant ce duel d'éloquence inégale, où l'un des adversaires se dérobait à chaque engagement, Octa- vianus faisait rapidement et sans bruit d'utile be- sogne. Il avait pour lui le Sénat, Cicéron et le peuple. Les légions tenaient pour le lieutenant de César : il parvint à les gagner peu à peu au parti du fils adoptif de leur ancien chef. Déconcerté par les menées de son jeune ennemi, Antoine dut quitter Rome devant l'hostilité que le Sénat, entraîné par Cicéron, ne redoutait plus de lui manifester ouvertement. Il alla dans les Gaules préparer avec Lépide la campagne contre le Sénat, au milieu des troupes qu'Octavianus n'avait pu encore détacher de lui (novembre 44). Cicéron, qui espérait toujours faire d'Octavianus son instrument docile, prononçait, le 19 décembre, l'éloge du fils adoptif de César, devant le Sénat et devant l'assemblée du peuple : ce furent la troisième et la quatrième Philippiques. LA JEUNESSE D OVIDE IS Cependant, Antoine, plus prompt à lever une armée qu'à préparer un discours consulaire, était déjà devant Modène qu'il assiégeait. C'est en vain que les consuls de l'an 43, Hirtius et Pansa, l'un et l'autre partisans de César et amis personnels d'An- toine, tentaient une démarche pacifique : Antoine les repoussa ; il voulait la guerre. Et les deux consuls, à la tête de l'armée et ac- compagnés par Octavianus, durent marcher vers Modène pour dégager la ville assiégée. Le 15 avril 43, une grande bataille se livra. Grièvement blessé, Pansa, mis en déroute par Antoine, se réfugiait à Forum Gallorum. Hirtius, accouru au secours de son collègue, infligeait au vainqueur de Pansa une sérieuse défaite, pendant qu'Octavianus défendait le camp consulaire contre le frère d'Antoine. Le 27 avril, une nouvelle bataille s'engagea sous les murs de Modène : Antoine fut battu; mais Hirtius était tué dans l'action, et, le lendemain. Pansa mourait des suites des blessures qu'il avait reçues à la première bataille de Modène. Le poète Ovide naissait en cette année 43 où une même mort violente enlevait à la fois les deux consuls Hirtius et Pansa. L'influence de l'année terrible où il fut conçu et mis au monde semble avoir été nulle sur le déve- loppement du génie d'Ovide. Rien de ce que dit Alfred de Musset dans la Confession dun enfant du siècle, à propos des enfants conçus entre deux ba- tailles du Premier Empire, nés au moment d'un 16 LA JEUNESSE D OVIDE désastre ou d'une victoire^, ne se rapporte au poète ingénieux des Héroïdes et des Métamurphoses et à rhabile versificateur mondain des Amoiirs et de VArt (F aimer. Ovide était né depuis plus d'un mois quand moururent les deux consuls. Le poète, passé maître dans l'art de dire en vers tout ce qu'il lui plaît, donne l'indication exacte de son jour de naissance dans un distique des Tristes^ aussi précis qu'un extrait des registres de notre état civil : Parmi les cinq jours de fêtes consacrés à la belliqueuse Minerve, le premier, qui a coutume d'être signalé par des combats sanglants, est celui oii je suisné^. Les cinq jours de fêtes consacrés à Minerve se nommaient Quinquatrus : ce mot désignait, à l'origine, une fête qui ne devait durer qu'une seule journée; mais, dit Varron-^ la méprise causée par le nom de quinquatrus, où entre le radical quinqxie (cinq), lit prolonger la fête. Au temps d'Ovide, grâce à l'amour immodéré du peuple romain pour les jours fériés, la méprise était, depuis deux siècles, sanctionnée par le calendrier ; et l'on chômait cinq journées de réjouis- sances religieuses devenues les Quinquatries. De plus, les Quinquatries se fêtaient deux fois par an. 1. « Pendant les guerres de l'Empire, tandis que les maris et les frères étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au niûnde une génération ardente, paie, nerveuse. Conçus entre deux batailles, élevés dans les collèges au roulement des tambours, des nuUiers d'enfants se regardaient entre eux d'un œil sombre, en essayant leurs muscles eiiétifs. » 2.' Tristes, IV, x, v. 13-14. 3. Vnrron, De IJnr/na lalina, Vf, ni, 11. LA JEUNESSE D OVIDE 17 Aux ides de juin (le 13 juin), on célébrait les petites Quinquatries, qui étaient la fête spéciale des joueurs de flûte. L'origine des Quingiiatrus minores est assez curieuse : nous la connaissons par un récit de Tite-Live qu'Ovide n'a pas manqué d'enjoliver dans les FastesK ' La corporation des joueurs de llûte (collegium tibicinuni) était à Rome un syndicat professionnel très important et très exigeant. Appelés à prendre part à toutes les fêtes civiles et religieuses, à jouer dans les festins et au théâtre, aussi bien que dans les temples et aux funérailles, ces musiciens avaient pris des habitudes de paresse et d'ivrogne- rie, et l'on incriminait leurs mauvaises mœurs. Les censeurs de l'an 313 avant Jésus-Christ, Appius Glaudius et G. Plautius, prétendirent mettre bon ordre à cet état de choses. Défense fut faite d'em- ployer aux funérailles plus de dix tibicines à la fois; et ceux-ci reçurent l'ordre de ne plus prendre part aux repas sacrés qui se célébraient dans le temple de Jupiter. Frappé à la fois dans ses intérêts professionnels et dans ses prérogatives d'amour-propre, le syndicat vola la grève générale — comme font aujourd'hui les syndicats en sem- blables circonstances. Et les joueurs de ilûtc, irrités contre les censeurs, se retirèrent à Tibur, comme se retiraient alors sur le Mont-Sacré les plébéiens, quand ils étaient irrités contre les patri- ciens. La situation devenait difficile à Rome : il n'y 1. Tite-Live, IX, xxx : — Ovide, Fastes, VI, v. C;j1-6'J-2. 18 LA JEUNESSE D OVIDE avait plus personnepour jouer de la flûte pendant les sacrifices et les festins, au théâtre et aux funérailles. Le Sénat dut prier les Tiburtins de s'entremettre pour faire revenir les joueurs de llûte. Le conseil municipal de Tibur est réuni en une séance extraor- dinaire 01^1 Ton convoque \esgré\is[es{t/l)icincsacciti in curiam). On leur communique la demande du Sénat ; on les supplie de s'y conformer ; c'est en vain : l'éloquence des magistrats de Tibur n'a aucun succès. Alors on a recours à un stratagème : on invite les musiciens à un repas plantureux, qui leur rappelle les festins du temple de Jupiter; ils s'y enivrent, comme ils s'enivraient aux festins du temple de Jupiter. On continue a les faire boire jusqu'au moment où ils s'endorment ivres-morts [tnnociijns avidiim ferme geiius est oneratos sopiiint) ; on les place alors sur des chariots recouverts de claies, pour qu'ils ne puissent s'échapper, s'ils se réveillent. Ils sont bercés dans leur sommeil par le mouve- ment des chariots, qui partent de Tibur en pleine nuit, qui arrivent aux Esquilles vers If matin, qui descendent par la Voie Sacrée et s'arrêtent au Forum. C'est au milieu du Forum que le grand soleil de juin réveille les joueurs de flûte, honteuxet confus, prisonniers sous leurs claies dont ils n'osent se dégager. Mais le censeur Plautius est là : il leur conseille, il leur donne les moyens de se déguiser en femmes, pour échapper aux regards et aux moqueries. Cette fois, ils sont dociles aux avis, ils sont vaincus. Le Sénat n'abusa pas de sa victoire, et les condi- tions de paix furent très douces pour le syndicat LA JEUiNESSE BOVIDE 19 rétabli dans ses anciens privilèges, qui obtint l'au- torisation de célébrer par une fête nouvelle le sou- venir de la si-cession à Tibur. Depuis Tan 313, à chaque anniversaire de leur arrivée peu triomphale au Forum, les joueurs de llùtc se répandaient par la ville, déguisés en femmes, comme le matin de leur rentrée à Rome, et s'enivraient, comme le soir de leur festin à Tibur. En outre, ils avaient le droit de se réunir, aussi bien que les autres artistes, dans le temple de Minerve, qui n'était pas la pro- tectrice des tibicincs. On sait, en etTet, que Pallas-Athéné aimait tous les instruments de musique, à l'exception de la llûte dont le jeu déforme les traits du visage : c'est pour- quoi les tibicines n'étaient pas admis à faire leurs dévotions, pendant les grandes Quinquatries, à la Minerve romaine qui avait hérité de tous les attributs de Pallas-Athéné. Déesse de la guerre savamment conduite qui donne la victoire, et, par suite, une paix heureuse, la protectrice d'Athènes favorisait tout particulièrement les arts pacifiques. Elle pré- sidait à toutes les manifestations de l'activité humaine, depuis les humbles métiers du charpen- tier qui manie l'équerre, du potier qui tourne la roue, de la femme ([ui tisse la toile, jusqu'aux plus hautes conceptions artistiques du poète et du musi- cien, du peintre et du sculpteur, de l'architecte et de l'astronome. La Minerve romaine conserve le double caractère pacifique et guerrier de la déesse grecque; mais, à Rome, le caractère guerrier était naturellement le plus développé. Aussi, un seul jour des grandes Quinquatries, 20 LA JEUNESSE D OYIDE le premier (le 19 mars), était réservé à tous les arts et à tous les métiers de la paix. Le quator- zième jour avant les calendes d'avril voyait mon- ter vers le temple de Minerve sur FAventin, con- fondus en un immense cortège, tous ceux qui servaient la déesse à divers titres : écoliers, ou- vriers et ouvrières de tout genre, médecins, artistes et poètes. Les trois jours suivants étaient réservés à la INiinerve guerrière dont on célébrait le culte par des combats de gladiateurs et de bètes féroces; le cinquième jour (23 mars), les Quinquatries se terminaient par la cérémonie de la purification des trompettes et par les derniers sacrifices offerts à Minenm Bellica. Ovide nous a laissé un intéressant catalogue des iidèles de cette fête à laquelle il prenait part en sa qualité de poète dévot à Minerve: Voici les cérémonies .sacrées en l'iionneur de Minerve ; leur nom vient de la suite des cinq jours qu'elles remplissent. l-,e premier, on ne répand pas le sang; il n'est pas permis de combattre le fera la main : la cause en est que c'est le jour de la naissance de Minerve. Le second jour et les trois autres t[ui suivent sont célébrés par des combats sur le sable bien balayé : et l'aspect des épées nues réjouit la belliqueuse déesse. Maintenant, enfants, et vous, tendres jeunes filles, adres- sez vos prières à Pallas. Celui qui aura su apaiser Pallas, celui-là sera savant. Ayant apaisé Pallas, que les jeunesfllles apprennent à amollir lalaine et à épuiser, en filant, les que- nouilles qui en sont chargées. Pallas enseigne aussi à faire courir la navette au travers des fds tendus sur le métier et à resserrer la trame lâche au moyen du peigne d'ivoire. Honore Pallas, toi qui enlèves les taches des vêtements salis. Honore la déesse, toi qui prépares les vases d'airain oili les toisons doivent changer de teinte. L'ouvrier ne saura, LA JEUNESSE U OVIDE 21 malgré Pallas, adapter habilement une chaussure qui main- tienne la plante des pieds, fût-il plus habile que ïychius'. Et celui qui, mis aux prises avec Epeus 2, le charpentier d'autrefois, l'emporterait sur lui par l'adresse de ses mains, celui-là, si Pallas s'irrite, ne sera plus qu'un manchot. Vous aussi qui, grâce à l'art d'Apollon, chassez les mala- dies, reportez à la déesse quelque peu des présents que vous recevez. Et vous, si nombreux, qui vous voyez presque tou- jours frustrés des honoraires qui vous sont dus, maîtres de la jeunesse, ne négligez pas la déesse : elle vous attire de nouveaux disciples. Et toi qui manies le burin, toi qui peins à l'encaustique, toi dont la main artiste assouplit le marbre, la déesse protège vos mille travaux. Certes, elle est la divinité de la poésie : sije le mérite, qu'elle soit présente en amie à mes essais ^ ! Né le second jour des Quinqiiatrios, le premier où ! l'on célèbre des combats, c'est-à-dire le 2Umars43, ,• le poète Ovide pouvait, à double titre, revendiquer ; comme sa protectrice la déesse de la poésie qui avait, à un jour près, le même anniversaire que , lui. C'était un heureux présage pour l'enfant que de venir au monde pendant les fêtes de Minerve; le talent du poète devait pleinement justifier ce présage. Qu'on le remarque, en effet : à Rome, au temps de la naissance d'Ovide, Apollon — vates A polio — est le dieu de l'inspiration poétique. Protectrice de tous les arts et de tous les métiers, patronne des teinturiers, des cordonniers, des charpentiers, aussi 1. Tychius, l'auteur du bouclier d'Ajax, est cité par V Iliade (Vil, v. 220) comme étant « le plus habile de ceux qui travaillent le cuir ». 2. Epeus est le constructeur légendaire du cheval de Troie. — Cf. Odijssée, VIII, v. 493. 3. Faxles, III. v. S09-834. 22 LA JEUNESSE D OVIDE bien que des maîtres d'école, des médecins, des ciseleurs, des sculpteurs, des peintres et des poètes, la Minerve romaine semble être beaucoup moins la déesse de l'enthousiasme prophétique du poète, que de l'art industrieux, du métier savant de l'ha- bile manieur de rythmes, ouvrier impeccable en versification. L'inspiration du dieu de Délos et de Claros a fait de Virgile le maître du chœur des poètes religieux qui ont chanté des vers dignes de Pliébus'. Elève parfait des rhéteurs latins de qui il saura apprendre tous les procédés et toutes les recettes de décla- mation , disciple attentif et ingénieux des poètes alexandrins qui lui ouvriront les trésors de leur érudition mythologique, Ovide ne doit-il pas à la déesse latine de la versihcation cet art consommé du mètre, cette virtuosité qui lui permet de faire entrer dans les limites étroites du vers héroïque et du distique élégiaque l'expression de toutes les idées, de jongler avec les mots comme le baladin avec les boules? Le poète Ovide peut dire de son « métier » ce que Louis Bouilhet fait dire à son rhéteur Paulus : C'estun métier cliarinanl et bien digne d'envie, Par Castor ef PoUux ! — quoi qu'en disent les vieux — Que dépolir des mots le tour ingénieux Et de tordre la phrase avec sa fantaisie, Comme un serpent marbré dont un jongleur d'Asie Roule autour de ses flancs et déroule les nœuds -... La protection de Minerve, qui a présidé à la nais- 1. Enéide, VI, v. 662:... pli vnles et Plioeho dir/na locuti. 2. Louis Bouilhet, Melienis, chanl I. LA JEUxNESSE D OVIDE 23 sance d'Ovide comme les fées des contes de Perrault faisaient pour les princes charmants, a permis à son filleul favori de devenir le maître du chœur des artisans habiles à plier le vers latin à toutes les fantaisies érudites et bizarres. L'auteur de VA}-t d'aimer, du Remède d'amour, du poème didactique sur les moyens de re'parer — à force de cosmé- tiques — « des ans l'irréparable outrage », est le chef de file des ouvriers obscurs dont le nom est ignoré, dont l'œuvre disparue n'est rappelée que par les Tristes, et qui ont consumé leur temps et leur peine à célébrer laborieusement dans leurs poèmes didactiques les préceptes de la natation ou les règles du jeu de paume, des osselets et du cerceau : D'autres ont écrit l'art de jouer aux jeux de liasard, grand sujet de blâme aux yeux de nos ancêtres ! Ils ont enseigné ce que valent les dés, la manière de les lancer pour amener le point le plus fort et éviter le chien fatal, quels sont les nombres de la tesst-re '... En dernière analyse, quelque problématique que puisse paraître l'intkience de la déesse des Quinquatries sur Ovide, cette influence est évi- demment, parmi celles qui ont entouré le berceau du nouveau-né du 20 mars 43, la seule qui ait di- rigé l'év^olution artistique du futur poète. A la vérité on pourrait reprocher à la bonne fée, qui s'est chargée des destinées de l'enfant, de ne pas avoir avancé d'un jour la naissance de son protégé. Né le 20 mars, — le premier jour des fêtes de la Mi- \. Triste.f, U, v. 471 et suiv. 24 LA JEUNESSE D OVIDE nerva Bellica^ — le futur poète était tenu d'avoir quelques-unes des dispositions guerrières de sa protectrice. La date du 19 mars — le jouroii les ouvriers d'art et les artistes faisaient leur pèleri- nage pacifique sur le Mont-Aventin — aurait mieux convenu à la naissance d'un versificateur qui n'eut jamais l'âme belliqueuse, qui évita même (on le verra) de faire son service militaire. Ovide, cependant, était originaire d'un pays cé- lèbre par ses vertus guerrières. On peut constater que la plupart des grands écrivains latins sont nés hors des murs de l'enceinte de Rome, comme la plupart des grands écrivains français sont nés hors des murs de Paris. Sans parler des anciens poètes, tels que Livius Andronicus et Térence, qui étaient des esclaves ou des prison- niers de guerre d'origine étrangère, pendant la période classique, Cicéron est d'Arpinum, dans le pays des Samnites ; Salluste, d'Amiternum, dans le pays des Sabins; Catulle, de Vérone, en Vénétie; Virgile, d'Andes, près de Mantoue ; Horace, de Vénusie, sur les frontières de l'Apulie ; Properce naît en Ombrie, et Tite-Live, à Padoue. Ovide est, lui aussi, un provincial, originaire du Samnium ; il nous dit le nom de la petite ville de campagne oii il est né ; il indique le canton auquel appartenait cette bourgade peu connue. Dans un de ses poèmes de jeunesse, il félicite son obscure pa- trie d'avoir donné le jour à un poète qui la rendra illustre : Je suis le nourrisson de la campagne pt''lignienne... I LA JEUNESSE D OVIDE 25 Manloue est fièi-e de Virgile; Vérone, de Catulle. Moi, on m'appellera la gloire de cette nation pélignienne que le souci de sa liberté excita jadis à une guerre honorable, alors que Rome anxieuse eut à redouter les Italiens alliés. Un jour, contemplant les murs de Sulmone, arrosée par des eaux vives, ces murs qui couvrent si peu d'arpents de la plaine, quelque étranger s'écriera : Ville qui as pu donner le jour à un tel poète, quelque petite que tu sois, je te proclame grande entre les villes ' ! Quand le poète vieillit en exil, il ne pense plus à la célébrité qu'il aura pu donner à sa patrie ; mais il se rappelle le charme de son pays natal et la gloire qui lui vient des ancêtres légendaires : Sulmone est ma patrie, Sulmone fécondée par ses eaux vives, Sulmone située à quatre-vingt-dix mille pas de Rome. C'est de Kà que je suis originaire -. Cette indication géographique précise se trouve dans r E/éf/ie des Tristes où le poète fait sa biographie. Et, bien souvent, d'autres poésies rappellent ce can- ton peu étendu, mais charmant, dont la fertilité est entretenue par des eaux courantes • : Solymus était un de ceux qui accompagnèrent Enée quit- tant le Mont-Ida de Phrygie. C'est lui qui a donné son nom à la ville de Sulmone, la fraîche Sulmone, notre patrie... Mal- heureux que je suis! A quelle distance notre patrie ne se trouve-t-elle pas des plaines de Scylhie '■! Dans le recensement qu'il établit, — ù la ma- 1. Amours. III. xv, v. 3 : v. 7-14. 2. Tristes, iV, x, v. 3-5. 3. Pont., I, vm, V. 42 : Ruraque Peligno conspicienda solo. — Fasl., iV, V. H85 -.... Pelir/nos,natalia rura... Parvased assiduisuvida semper aquis... — Cf. Ainoîirs, II, i, v. 1 : ... l'elignis... aquosis. 4. Fast.. IV. V. 10-82. 26 LA JEUISESSE D OVIDE nière des catalogues épiques de Vlliade et de VÉnéide, — des alliés italiens qui rejoignent l'ar- mée consulaire pour se faire battre par Hannibal à Cannes, Silius Italiens mentionne les Péligniens de Sulmone, dont il rappelle ailleurs le héros légen- daire Solymus' : Le valeureux Pélignien {acev Peligniis) vient faire sa jonc- tion avec l'armée romaine; c'est de la fraîche Sulmone qu'il entraîne rapidement ses cohortes auxiliaires-. Sulmone était le chef-lieu d'un des trois cantons des Peligtii'K Le pays des Péligniens, situé entre rApennin et la mer, était la gens d'Ovide ; Sul- mone, l'une des villes principales avec Gorfmium, sa regio domestica'\ Vacer Pelignns'' prit part, comme allié ou comme ennemi de Rome, à presque toutes les guerres italiennes. En 340, il combat avec Rome contre les Latins. S'il reste neutre pendant la première guerre du Samnium (326), il se tourne contre Rome dès que l'indé- pendance de l'Italie est menacée : battu en 305, il est délinitivement soumis par Curius Dentatus, en 290. Mais deux siècles phis tard, au moment oii les alliés se révoltent contre la tyrannie romaine, « le souci de sa liberté l'excite à une guerre hono- 1. SiHus Italicus, Puniques, IX, v. 6G et suiv. 2. SiHus Italiens, Puniques, VIII, v. .j09-510. i. Amours, II, xvr, v. 1 : Pars... Subno... Peliçpii ierlia ruris — Cf. Pline l'Ancien, A'. //., III, xii : Pelignorum Corfinienses, Su- peraequani, Sulmonenses. 4. Pont., IV, XIV, V. 'f'J : Gens mea Peligni, reqioque domeslica Sulmo. 5. Cf. Cicéron, In Valinium, x\, 3Cm ... forlissimonim viroriun Marsorum et Pelif/norurn. LA JEUNESSE D OVIDE 2 rable », et, en 90, pendant la Guerre Sociale, les alliés destinent Corfinium à remplacer Rome et à devenir la capitale de l'Italie sous le nom d'italica. Descendant dégénéré de quelque compagnon du héros Solymus, Ovide n'a rien gardé du caractère belliqueux de ses ancêtres. L'hérédité de la race samnite n'a exercé sur lui aucune influence; et, cependant, il se vante d'appartenir à une des plus anciennes et des plus nobles familles du pays péli- gnien. Il ne laisse jamais échapper une occasion de célébrer Tantiquitéde sa race, qui était de bonne et vieille noblesse équestre. Le poète des A)nours veut que sa noblesse fasse oublier sa médiocre fortune à Tamie qu'il cour- tise : Le premier de mes ancêtres était un chevalier; mes champs ne sontpas retournés par d'innombrables charrues; mon père et ma mère, également économes, doivent restreindre leurs dépenses'. Cette médiocrité de fortune est naturelle à une vieille famille que la faveur des puissants et les spéculations financières n'ont pas enrichie : il s'en glorilie dans la dernière pièce des Amours où il recommande son œuvre à la postérité : Si cet honneur a quelque prix, je suis de vieille noblesse équestre, héritier d'un rang qui me vient de mes ancêtres: ce n'est pas le tumulte des armes qui m'a fait chevalier-. Et, quand son infidèle amie lui a préféré un 1. Amours, I, m, v. 8-10. ^. Amours, III, xv, v. 5-C. 28 LA JEUNESSE D OVIDE parvenu, un homme qui a gagné sa promotion à l'ordre équestre sur les champs de bataille et sa richesse dans les pillages qui suivent les combats, il s'écrie dédaigneusement : Voici un nouveau riche qui a gagné son cens équestre par ses blessures ; on nous le préfère, ce chevalier repu de sang ' . Ovide tient à faire savoir que, s'il est chevalier, c'est qu'il appartient à cette noblesse équestre de province, oi^i, depuis des générations, le titre de chevalier romain était héréditaire. Cette noblesse ne voulait pas être confondue avec la foule enva- hissante des parvenus, plébéiens à qui la somme de 400.000 sesterces, bien ou mal acquise, avait conféré le cens et ouvert l'ordre équestre; soldats de César ou d'Octave, enrichis dans les dernières guerres, créés chevaliers au titre militaire ; ma- nieurs d'argent, rarement YxowwHq^^ puhlicani qui, devenus chevaliers en raison de leurs fonctions de fournisseurs, de fermiers-généraux ou d'adjudica- taires, formaient une aristocratie bourgeoise et financière : tous, qu'ils dussent leur nouveau rang à leur fortune, à leurs services militaires ou civils, également méprisés de ceux qui, depuis des siècles, se transmettaient jalousement de père en fils l'anneau d'or héréditaire. Cette orgueilleuse modestie, qui s'étalait naïve- ment dans les œuvres de jeunesse, s'affirme avec une certaine aigreur dans les poèmes de l'exil : Si cela a quelque valeur, je suis de vieille noblesse équestre, 1. Amours, 111, viii, v. 9-10. LA JEUNESSE D OVIDE 29 héritier d'un rang qui me vient de mes ancêtres : ce n'est pas le tumulte des armes qui m'a fait chevalier'... Modeste, il est vrai, ma maison est du moins sans tache. Bien que modeste, on peut la dire illustre, dès le temps de mes an- cêtres : elle ne le cède à aucune autre en noblesse. Ce n'est ni la richesse, ni la pauvreté qui la rend remarquable : le chevalier romain ne doit attirer l'attention sur lui, ni par sa richesse, ni par sa pauvreté. Que notre maison soit petite par la fortune ou par l'origine, certes mon génie la sauve de l'obscurité-... Si l'on fouille l'histoire de ma famille, on trou- vera, dès la première origine, deschevaliei^s qui forment une innombrable série d'aïeux^. Ce que dit Ovide de sa famille dont la noblesse provinciale, aussi obscure qu'ancienne, ne pouvait être arrachée à l'oubli que par le génie du poète, héritier de cette race de chevaliers, nous fait pen- ser aux beaux vers d'Alfred de Vigny: Si l'orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme, Que de mes livres seuls te vienne ta lierté. J'ai fait illustre un nom qu'on m'a transmis sans gloire. Qu'il soit ancien, qu'importe? Il n'aura de mémoire Que du jour seulement où mon front l'a porté... C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre. Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi... Mais les champs de la Beauce avaient leurs cœurs, leurs âmes. Leurs soins. Us les peuplaient d'innombrables gai'çons. De filles qu'ils donnaient aux chevaliers pour femmes, Dignes de suivreen tout l'exemple et les lerons... Tous sont morts en laissant leur nom sans auréole. Les ancêtres d'Ovide ont-ils voué leurs cœurs, leurs âmes, leurs soins aux champs fertiles et bien 1. Triâtes, IV, x, v. 7-S. 2. Tristes, 11, v. 110-116. 'S. l'onli(jues,l\, vin,v. 17-18. 30 LA JEUNESSE D OVIDE arrosés du pays pélignien? Ont-ils peuplé d'innom- brables garçons leur domaine héréditaire du can- ton de Sulmone et donné pour femmes aux cheva- liers du canton voisin de Corlinium leurs filles, dignes de suivre en tout Texemple et les leçons des matrones légendaires, les Lucrèce et les Cornélie? Ont-ils pris part aux guerres contre les Latins et contre Carthage, au soulèvement honorable que le souci delà liberté excita le Samnium à tenter contre Rome? Nous n'en savons rien. L'histoire ne nous renseigne pas ; et Ovide n'a pas jugé à propos de se faire le chroniqueur de sa famille, dont il vante et dont il prétend illustrer l'antiquité. La vie inconnue des ancêtres du poète, chevaliers campagnards du pays pélignien, a dû être cette vie champêtre, obscure et heureuse du vieux Latin, que les Geor- //;Vy//rs- rappellent avec émotion: Uien ne rémeut, ni les faisceaux que donne le peuple, ni la pourpre des rois, ni la discorde qui excite des frères per- fides, ni le Dace descendant des rives de Fllister où se sont réunies les nations conjurées, ni les affaires de Rome, ni les royaumes destinés à péril-. Il n'a pas demiséreux à plaindre, de riches à envier. Les fruits de la terre ou des arbres que les branches et les champs produisent de leur plein gré et sans contrainte, il les cueille ; et il ne s'inquiète ni de la ri- gueur du droit, ni de l'insanité du Forum, ni desbaux etdes marchés publics conservés dans les archives de l'Etat... Telle est la viiMjue menèrent jadis les vieux Sabins, la vie de Rémus et de sou frère ; c'est ainsi que grandit la vaillante Etrurie'. Telle est apparemment la vie que menèrent dans 1. Géortjiques, II, v. i94-o01 ; v. ;j31-j3-2. LA JEUNESSE D OVIDE 31 la fraîche campagne de Sulmone les ancêtres d'Ovide, qui moururent tous « laissant leur nom sans auréole ». Ce nom est absolument inconnu avant Ovide; nous ignorons môme le pracnomoi habituel à la lamille et spécial au poète; il se désigne lui-mcme j)ar son cognonicn de Naso ; les auteurs qui parlent de lui, Velleius Paterculus, Sénèque, Stace, Martial, l'appellent Ovidius ou Ovidius Naso. Les manus- crits seuls donnent son nom complet : Publiiis Ovi- dius Naso. Comme presque tous les surnoms, le cognomen de la famille d'Ovide est emprunté à une particularité physique. Flaccus est l'homme aux oreilles flasques ; Ciccro a sur le visage une excrois- sance en forme de pois chiche; Paetus est louche; Labeo a de grosses lèvres ; Varus est cagneux ; Vati- jmis, bancal; Plancus a les pieds plats; Pansa^ les pieds larges, et Sraunts est pied bot. Nasica a le nez pointu et Nasa le nez long. Peut-être ce cogno- ntcn de Naso, qui se trouve dans les familles Octa- via, Otacilia et Voconia', était-il chez le premier des Ovides à qui il fut attribué l'indice d'un esprit tin et caustique '". En ce cas, la lointaine hérédité de l'ancêtre surnommé Naso n'aurait pas été sans influence surle caractère du poète Ovide, qui n'a rien I. Ciccron parle d'iin L. Octavius Naso dont L. Flavius, préteur désigne pour 59, était l'héritier (7i/)«/. (u/ Quintiuii Fr., I, n, 10) ; il recommande ehaudemenl au proconsul de Sicile, M\ Acilius Glabrio, un certain Cn. Oiacilius Naso (Epist. ad. Fainil., XIII, xxxiii). Un des juges de Cluentius s'appelait Q. Voconius Naso(P/o Cluentio. LTii, 147). Enfin, les P/a'/Z/j^oii^wes parlent avec éloges d'un préteur de M, P. Naso, dont Cicéron ne donne pas le gcntilicium [Philipp., III, X, 2o). îî. On sait que, pour les Romains, le nez est l'organe destiné à exprimer la moquerie. 32 LA JELiNKSSE D OVIDE hérité des goûts de ses aïeux pour la vie obscure et champêtre et de leur amour pour la terre natale. On Fa vu, Ovide parle volontiers de Sulmone, arrosée par des eaux vives, et des riantes cam- pagnes du pays pélignien. Mais c'est l'artiste qui aime, c'est le poète qui décrit une région qui n'a pour lui d'autre charme que le pittoresque. D'ail- leurs, le pays était digne d'attirer et de retenir un homme de goût épris des beautés de la nature. En 1575, un érudit, né à Sulmone, Hercule Cio- fano, publiait à Venise, chez des Aides, des Obserca- tiones sur Ovide, où se trouve une curieuse descrip- tion de la commune patrie du poète latin et de l'érudit italien, celte petite ville, qui avait eu, en outre, la gloire de voir naître un pape du commen- cement du xv" siècle. Innocent VII. Ciofano insiste avec complaisance, dans cette descriptio Sulmonis^^ sur la gloire et la prospérité de la ville, hère de ses couvents, où le commerce se développe, où le courrier passe deux fois par semaine'. Le tableau que lait Ciofano du pays do Sulmone à la fm du xvi" siècle permet de s'imaginer ce qu'il était au temps d'Ovide, bien des années avant la construc- tion des couvents, le développement du commerce et le passage régulier du courrier. En 1706, un tremblement de terre détruisit la ville et bouleversa la campagne. Sulmone f.S'o//«on«), 1. Descfiptiu Suliito)ns. Ovide, édition Leinairc, vol. VIII, p.2i7-254. — Voir dans les Mélnnr/eft lioissier (Paris, A. Fonte- inoing, 1903, p. 57-()3) un intéressant mémoire de M. Besnicr sur Suliito, jHifrie iTOcide. '1. TuiH'llarius puhlicus bis kebdontade Sulmone transit . LA JEUNESSE D OVIDE 33 reconstruite, appartient anjourd'liui à la province cl'Aquila; elle a environ 20.01 Mj habitants; les fruits du fertile pays pélignien servent à faire des confi- tures renommées, et les eaux vives qui courent dans la plaine donnent la force motrice nécessaire à des teintureries et a des fabriques d'objets en écaille. Ovide a dessiné en vers faciles et élégants un bien joli paysage de la campagne de Sulmone : Sulmone me relient; c'est l'un des trois cantons du pays pélignien, un petit endroit : mais les eaux qui l'arrosent le rendent salubre. Alors même que les rayons plus rapprochés du soleil fendent la terre et que l'astre funeste du chien d'Icarios [la canicule) est dans tout son éclat, alors même les campagnes péligniennes sont toujours parcourues par des eaux limpides, et, sur un sol délicat, l'herbe vigoureuse cal verdoyante. La terre est fertile en blés, plus fertile encore en raisins; quelques champs donnent aussi l'olive chère à Pallas. Les eaux courantes font grandir les herbes de nou- veau, après la fenaison, et \o ga/on épais rerouvre la terre humide '. Mais c'est uniquement pour engager Corinne, son amie, à venir l'y rejoindre qu'il décrit les charmes de sa campagne : « L'objet de mes feux n'est pas là-! » Et si l'objet de ses feux ne vient pas embellir de sa présence les vignes et les prairies du pays péli- gnien, ce l)ays aimable sera un d(^sert pour le poète éloigné de son aimée : Je suis ici sans toi! Que m'importe alors d'être dans ces champs travaillés pour les vignes, dans ces campagnes qui semblent nager au milieu des rivières ! Que m'importe que le cultivateur appelle l'eau courante dans ses canaux d'irriga- 1. Amours, II, xvi, v. 1-10. 2. Amours, II, xvi, v. il : At meus irjnis ubest. 34 LA JL;L>iESSE D OVIDE lion! Que m'importe que la brise fraîche caresse la chevelure des arbres! Je ne crois point habiter le pays salubre des Pé- ligniens; ce n'est plus le lieu de ma naissance, ce ne sont plus les campagnes paternelles : je me crois plutôt en Scythie, ou chez les féroces Ciliciens, ou chez les Bretons qui se peignent le visage en vert, ou auprès des rochers rougis du sang de Prométhéc '. Sans Corinne, le charme de la campagne n'est rien, alors même que c'est la campagne natale. Avec Corinne, les glaces des Alpes et les déserts brûlants de la Libye seraient un pays plus agréable que le riant séjour héréditaire où les ancêtres ont vécu, où le poète a passé les années de son enfance. L'auteur des Deux Pigeons dira : J'ai quelquefois aimé; je n'aurais pas alors Contre le Louvre et ses trésors, Contre le firmament et sa voûte céleste, Changé les bois, changé les lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux De l'aimable et jeune bergère Pour qui, sous le lils de Cythère, Je servis, engagé par mes premiers serments-. Comme La Fontaine, Ovide n'aime que les pays, quels qu'ils soient, qui sont honorés par les pas, éclairés par les yeux de celle qu'il chante sous le nom de Corinne. Si Corinne refuse de le suivre à Sulmone, Sulmone devient pour lui un désert fécond en ennui, comme le sera l'Orient pour l'An- tiochus de Racine, séparé de sa Bérénice. 1. AiDOiirs. II. XVI. V. :!3-i0. 2. La Fonhiiiie, FaOles, IX il. LA JEUNESSE D OVIDE 3o Et cette indifférence méprisante pour la campagne paternelle n'est pas une simple boutade d'amou- reux. L'élégie à Corinne faisait une sorte d'allusion prophétique à la Scythie et au Caucase : bien des années après la composition des A/nours, relégué a Tomes, au bord de ce Pont-Euxin qui baigne les côtes de la Scythie et la plaine du Caucase, Ovide parlera avec la même sécheresse du pays pélignien d'oii sa race est originaire, et de Sulmone, ber- ceau de sa famille. Voici déjà le quatrième automne qu'il se con- sume dans le véritable enfer où ilest jeté^ Il con- fie à son ami Cornélius Severus, le poète épique, les regrets qui l'angoissent. Ce qui lui manque le plus — il comprend que l'aveu étonnera son ami, mais sa franchise est complète — ce sont les agré- ments de la vie à Rome : ïu ne croirais pas que ton Ovide regrette les avantages de la société mondaine :. c'est cependant ce qu'il regrette'-. Son âme s'envole vers les endroits familiers de Rome : il a devant les yeux les palais, les théâtres, le Forum, les portiques, toutes les promenades IVé- quentées par les littérateurs en vogue et par les gens du monde. Il revoit les gazons du Champ de Mars, les étangs de l'Euripe et la fontaine de la Vierge\ comme M"'" de Staël exilée revoyait son 1. /'o?î/., I, vni, V. 27: ...Styijins ihtruxtix in ora.i. Qiiuluor aalumnos l'ieias orla facil ■1. l'ont.. I, VU], V. :J9-:jO. 3. l'ont., I, viii, V. o8: Stwjnaque et Earipi, Virrjineusque II- 36 LA JEUNESSE D OVIDE ruisseau de la rue du Bac. Par contre, il le con- fesse naïvement, il n'a aucun regret pour les champs paternels dont il est privé, pour les belles cam- pagnes du pays pélignien'. Un tel aveu nous étonne et choque nos habi- tudes littéraires. Les poêles de notre temps nous ont ac(;outumés aux souvenirs émus de la maison de famille et du pays de la première enfance. On connaît les Feuillantine^^, de Victor Hugo, Millf/, la Terre natale, de Lamartine. Brizeux a chdinié, laMaii^ondu Moitstoir, et Hégésippe Moreau, ...La Vouizie et ses bois noirs de mûres, Et dans son lit de Heurs, ses bonds et ses murmures. Bien avant les Romantiques, nos poètes se sont plu à célébrer « la douce France », et, dans la douce France, la petite patrie de la famille, la chère mai- son des ancêtres. L'un des plus anciens Gallo- Romains que l'histoire littéraire de la France puisse revendiquer, le Bordelais Ausone, commence un poème consacré à sa ville par cesmots : <( Bor- deaux est mon sol natal [liurdigala est natale soluni) », et le termine par cette conclusion que tout le développement fait prévoir et amène : 7«o/' — LEuripo est le détroit qui répare la Béotic de lEubéu : par métaphore, euripi/s signitie en latin toute espèce de fdsse e,t. en particuliei', le fossé rreusé autour du Cirque pendant la dictature de César (Suétone, Jules César. xxxix/.Le \ trffdieus liquov [on aqua Virgo. Trist., III, xii, v. 22, aujourd'hui fontaine de Trevi^ est une source de la campagne romaine, découverte par une jeune fdle, et amenée à Rome par un aqueduc dont la construction était due à M. Agrippa, édile fan 33 y vaut Jésus-Christ. 1. Pont., I, vni, V. 41 : I\'on mms ami.ssos aniinus desideral agros. Ituiaquc Pcligno conspicienda solo. LA JEUNESSE D OVIDE 37 (( J'aime Bordeaux (//«7/^o Bunlifjalarn]. » En Alle- magne, à Trêves, où il a suivi l'empereur Valenti- nien et son fils Gralien, dont il est le pre'cepteur, la Moselle, qui coule devant lui, rappelle toujours à son souvenir ému la Garonne, son fleuve. Il attend avec impatience le jour de la retraite qui lui permettra de passer ses dernières années, de mou- rir à Bordeaux, sa patrie, le nid de sa vieillesse'. Au xvi" siècle, le poète Joachim Du Bellay, qui a suivi à Rome, en qualité de secrétaire, son cou- sin le cardinal, se croit en exil tant qu'il reste éloigné de son « petit Lyré^ » et de « la douceur angevine ». Comme l'Ulysse homérique, désireux, après tant de voyages, de voir s'élever au loin la fumée de son île d'itbaque", Du Bellay aspire au moment où il revorra « de son petit village fumer la cheminée », où il reverra " le clos de sa pauvre maison », ce <( séjour qu'ont bâti ses aïeux ». Ovide ignore ce culte pour le séjour qu'ont bâti les aïeux; libéré de son exil, ce n'est pas dans la campagne natale qu'il abriterait le nid de sa vieil- lesse. C'est à Rome, la patrie d'élection de son talent et de son esprit, qu'il viendrait mourir au milieu d'un cercle littéraire et mondain. Ovide est ce qu'on appelle aujourd'hui un «déra- ciné ». Cette absence d'amour pour la maison, ce manque de patriotisme, est un des caractères les plus frappants de l'alcxandrinisme. 11 est impor- 1. Ausone, Moselle, v. it!j: Burdirjalam in ptibiam... nitltnnque senectae. ■2. Aujourd'hui, Lire, comniune île Maine-et-Loire. :!. 0(/yiVs7'V, I, V. .'JS. 38 LA JEUNESSE D OVIDE lant de le noter chez le plus alexandrin des poètes romains, comme on l'a noté chez ses mo- dèles de la dernière renaissance hellénique : « Les poètes de l'école d'Alexandrie abandonnent de bonne heure et sans esprit de retour le lieu où ils sont nés, pour se rendre dans une grande ville, le plus possible dans la capitale d'une monarchie : celle-ci nest pour eux qu'une patrie littéraire où presque tout leur est indifférent et étranger, excepté leur art'. » Cet abandon définitif du pays natal, cet oubli de la demeure des ancêtres est tout à fait opposé aux tendances de l'esprit romain, positif, au fond, et très attaché à la propriété de famille que les ancêtres ont péniblement conquise. L'iniluence alexandrine n'a pu abolir ce sentiment tenace chez les poètes lomains eux-mêmes qui ont été les disciples les plus dévoués du Musée. Le génie tendre et délicat de Virgile domine l'art alexandrin dont il s'ins- pire : le poète d'Andes n'oublie jamais la modeste propriété paternelle de la campagne de Mantoue. (lomme Ovide, dans les Amours, décrira avec art les prairies et les ruisseaux du pays pélignien, Vir- gile, dans sa première Efjlof/iie, évoque à nos yeux, en une image vivaute, avec tout le talent dun poète pittoresque, avec tout l'amour passionné d'un propriétaire, jaloux de l'héritage dont il a été dépossédé, ce champ couvert de pierres ou de joncs, ce cours d'eau familier et cette source sacrée, cette haie fleurie oîi les abeilles vont puiser le suc qui 1. A. Courit, La Poésie ale.ranclrine soxis les troift premiers Plolé- mées, Paris, 1882, p. 515. LA JEUNESSE D OYIDE 39 produira un miel digne du miel du Mont-Hybla, ces nids de colombes cachés dans les roseaux, ces couples de tourterelles qui roucoulent dans les hautes branches des ormeaux. L'auteur des Buco- liqiie>i ne fait qu'imiter, que traduire par endroits les Idijlleii de Théocrite : cependant, ses descrip- tions de la campagne romaine sont bien person- nelles, et ses tableaux dont l'original est alexandrin nous permettent de reconstituer la patrie cham- pêtre, la propriété bien-aimée du poète, digne fils du cultivateur ou de l'humble artisan du village d'Andes. L'ami de Virgile, Horace, Ubertino pâtre natiis, descendant d'all'ranchis, n'a pas cette propriété de famille où ses ancêtres, vils esclaves, aient pu mettre leurs cœurs, leurs âmes, leurs soins. Il ne s'inquiète pas de rechercher à quel pays appartient exactement la petite ville de Yénusie oij il est né : '( Suis-je Lucanien ou Apulien? » Question dou- teuse, car le paysan de Vénusie laboure des deux côtés de la frontière'. On ne trouve dans les Satires et dans les Épitres aucun souvenir ému de ces champs labourés par les compatriotes d'Horace ; à peine une mention dédaigneuse du champ cul- tivé par son père; c'était un coin de terre petit et maigre : car le cultivateur, humble iils d'affranchi, était fort pauvre;-. Mais Horace est devenu un poète célèbre, admis dans la familiarité de l'entourage impérial. Mécène, son protecteur fidèle, lui donne dans la Sabine une ■1. Horace, Satires, H, i, v. 3i. 2. Satires, I, vi, v. Il .... paler... qui macro pauj/er ar/ello 40 LA JEUNESSE D OVIDE villa, un champ, un jai-din, un petit bois : aussitôt s'éveille dans l'âme du descendant d'affranchis, nourri des doctrines épicuriennes et du scepticisme de son époque, le vieux sentiment latin, l'amour national de la propriété : « Voici ce qui était dans mes vœux : un champ d'une médiocre étendue, un jardin avec une source d'eau vive, voisine de la maison, et, par surcroît, un peu deforêt*. » Il est au comble du bonheur : son enfance n'a pas connu le berceau de la famille, sa vieillesse aura un nid en toute propriété. Cet amour du (( chez soi » se retrouve aussi vif, s'exprime avec plus de lyrisme que dans les Buco- iirj?(es, avec plus d'ampleur que dans les Satires, dans un poème de Catulle, qui, lui, cependant, est le plus alexandrin des poètes romains avant Ovide, le lettré ingénieux et érudit, dont VEpitJmlame de Thétis et de Priée seuiblc le premier modèle latin des Métamorphoses. Catulle revient d'un long voyage ofhciel. — Aux derniers jours de l'Empire Romain, le. Bordelais Ausone accompagnera l'Empereur à Trêves, sur les bords de la Moselle ; au temps de la Renaissance, l'Angevin Joachim Du Bellay fera le voyage de Rome en qualité de secrétaire attaché à l'ambassa- deur du roi très chrétien ; en l'an 57 avant Jésus- Christ, Catulle revient en Italie, après avoir fait partie de la cohorte qui escortait en Bithynie le propréteur C. Memuiius Gemellus, ce grand sei- gneur lettré à qui Lucrèce devait dédier son poème De Natiira Benini. \. Satires, |[, vi, v. 1-3. LA JEUNESSE D OVIDE 41 Le poète de Vérone revoit son lac Benacus — le lac de Garde traverse par le Mincio — qu'il appelle lac lydien, parce qu'il sait que les Etrusques, dont le territoire est voisin du lac, sont originaires de Lydie. Il revoit sa presqu'île, son village de Sir- mio qu'il regrettait quand il voyageait au loin, qu'il aime chèrement, parce que toute son érudi- tion alexandrine n'a pu abolir ses sentiments de patriotisme local innés à tout Italien de bonne race. Et il s'écrie en des vers où l'art du Musée a singulièrement afliné la vieille forme latine : 0 Sirmio', perle des îles et des presqu'îles que Neptune, dieu des eaux salées et des eaux douces, a placées à la sur- face de la vaste mer et des lacs transparents, quelle joie, quel bonlieur de te revoir! Je peux à peine me persuader que j'ai quitté les champs de Bithynie, que je te revois en toute sûreté. 0 bonheur sans égal! Plus de soucis : mon àme dé- pose son fardeau. Lassé des longs labeurs, je viens, auprèsde mon dieu Lare, me reposer sur mou lit ardemment désiré. Voilà ce qui me récompense de tant de ti-avaux! Charmante Sirmio, salut! Réjouis-toi de retrouver ton maître! Réjouis- sez-vous, vous aussi, ondes lydiennes de mon lac ! Rires, éveillez-vous; tous, tant que vous êtes, éclatez dans ma mai- son- ! L'alexandrin de Vérone reste un Italien de vieillesouche. « Pour Catulle, comme pour Horace, il y aun coin du monde qui l'emportesur tous les autres, c'est la presqu'île de Sirmio oiiil avait une maison... Avec quel délicieux accent de bonheur Catulle en re- prend possession après son stérile voyage en Bithynie ! Comme il sent le charme du chez-soi, du repos t. Le latin dit : Sirmio... ocelli'. " Sirmio, petit-œil ». '1. Catulle. I\irmen A'.YAV. 42 LA JEUNESSE D OVIDE d'esprit, comme sa campagne lui plaît, comme ces lieux dont il se croit, dont il se dit le maître, lui paraissent beaux ^.. » Tel est, latent au fond des âmes obscures, plus ou moins brillamment exprimé par les esprits diversement cultivés, le sentiment immanent chez tous les Romains de toute l'Italie, restés prosaïques, alors même qu'ils font profession de poésie, restés amoureux de la propriété personnelle, alors même que les doctrines philosophiques leur ont enseigné le détachement des richesses. Au milieu de ces Latins épris de leur chez-soi héréditaire ou acquis, Ovide est vme exception. Concitoyen et frère des poètes du Musée, la terre nourricière de l'Italie est pour lui une marâtre. C'est un pur alexandrin. Il existait une sorte d'har- monie préétablie entre le caractère d'Ovide et Talexandrinisme. Maisc'est seulement àla suite de longues études dans les écoles de Rome, de longues accoutumances dans les cénacles littéraires, de longues veillées studieuses occupées à approfondir les œuvres des derniers héritiers de la poésie clas- sique d'Athènes, que la marque du Musée devait s'imprimer définitive et indélébile dans l'esprit cultivé et érudit du jeune homme qui était né à Sulmonc, arrosée par des eaux vives, entourée des riantes plaines de la campagne pélignienne, le 20 mars de l'an 43 avant Jésus-Christ. \. Patin, cité dans le Catulle de lîostand, Bennist et Thomas, t. Il, p. 453 (Paris, Hachette, 1890). CHAPITRE II L"enfance d'Ovide. — La première iMlucation à la maison. — La mère d'Ovide. — Le départ pour Rome. — Ovide à l'école des grammairiens. — Mauvais souvenirs de l'école de grammaire : l'abus de la férule. — L'enseignement reçu à l'école. — Étude du grec. Science particulière d'Ovide dans la langue grecque. — Perilla. — Ovide revêt la toge virile et quitte l'école des gram- mairiens. Ovide no nous donne aucun renseignement sur ses années d'enfance. Il en est de môme de Cicé- ron et d'Horace, qui se font aussi complaisamment que le poète de Sulmone leurs propres jjiographes. C'est que, dans le monde antique, « Messieurs les enfants » n'étaient pas les principaux person- nages des drames qui ont pour scène le foyer domestique ; les historiettes de la « nursery » n'étaient pas l'essenliel des annales de la famille. Pas plus que ne ravaient fait avant lui Cicéron et Horace, Ovide n'a pensé à rédiger le « roman d'un enfant », à nous faire confidents des sensa- tions puériles ou des rêves d'avenir très vagues qui pouvaient hanter l'àme du futur lettré occupé, en sa cinquième année, à chevaucher sur un long- roseau, ou à s'abandonner, en compagnie de son 4i LA JEUNESSE D OVIDE frère aîné, aux violentes émotions du jeu de pair et impair'. Ovide ne nous dit rien de ses succès à la toupie (^/^r/>o) ou au cerceau [troc/ins). Pour l'enfant romain, la vie, digne de souvenir, ne commence que du jour où, sorti des mains des femmes, il reçoit l'éducation et l'instruction des garçons. Pour Ovide, elle commence au moment où il prend le })remier contact avec cet enseigne- ment de la grammaire, d'abord, puis de la rhéto- rique, qui devait faire de lui le poète érudit dont le talent ingénieux s'imposera aux cercles litté- raires de Rome. Je n'étais pas Tahit' de la famille. Je vins au monde après un frère né depuis douze mois. C'est la même étoile du ma- tin qui présida à nos deux naissances, et le même anniversaire était célébré par l'onïande faite aux dieux d'un double gâ- teau... Notre éducation est commencée de bonne heure, et, par les soins de notre père, nous allons à Rome recevoir les leçons des maîtres les plus célèbres dans leur art-. Les deux frères ne partirent pour les écoles de Rome qu'après avoir reçu à la maison les premiers éléments de la |lecture et de l'écriture. Rien des années plus tard, aigri par les misères de l'exil, Ovide déplore que ses parents lui aient appris à lire et lui aient ainsi donné l'éducation qui devait l'amener à cette funeste littérature qu'il fait respon- sable de sa disgrâce : Maudits soient mes études, l'enseignement que mes pa- ■1. Horace, Sa/., H, ni, v. 248: Liidere par Impnr, eqiiilare in an/iidiiie lonqn. L'. '/V/v/M, JV. X, V. 9-12: i:i-16. LA jelnesse d'ovide 45 renls m'ont donné, la première leçon où mes yeux se sont attardés sur une lettre M Celte première leçon fut probablement donnée à la maison par la mère elle-même; dans la vieille demeure des chevaliers de Sulmone se perpé- tuaient les traditions anciennes que les l'ami Iles romaines, au temps de Tacite, avaient laissé tom- ber en désuétude: Jadis, l'enfant né d'une cliaste mère n'était pas relégué dans le réduit d'une esclave achetée ; il était élevé sur les genoux, dans le giron de la mère qui faisait sa principale gloire de bien régler sa maison et de se dévouer à ses en- fants... C'est ainsi, nous le savons, que Cornélie, mère des Gracques, Aurélia, mère de César, Attia, mère d'Auguste, présidèrent à l'éducation de leurs enfants et fîi'ent d'eux les premiers.de leur génération'-. Sous l'Empire, les ramilles des chevaliers de province n'avaient pas renoncé à cette éducation maternelle dont Tacite regrette l'abandon à Rome. Le même Tacite nous dit de son beau-père, Cn. Ju- lius Agricola, né en l'an 40 après Jésus-Christ, d'une vieille famille équestre de Fréjns, en Provence : « Sa mère était Julia Procilla, femme d'une rare chasteté ; elle l'éleva dans son giron avec une in- dulgence tonte maternelle ••. » A plus forte raison, peut-on conjecturer avec toute vraisemblance que, quatre-vingts ans avant Agricola, le lils des che- valiers de Sulmone fut élevé comme devait l'être 1. Tristes, II, v. 343-344. 2. Dialof/ue des Orateut^s, xxvni. 3. Agricola, iv : ... in hujus sinu indulgenliaque educalus. 46 LA JEUNESSE D OVIDE le fils des chevaliers de Fréjus. C'estsur les genoux d'une mère indulgente et patiente qu'Ovide, tout enfant, reçut cette première leçon oii ses yeux dis- traits étaient doucement contraints de s'attarder sur les caractères de l'alphabet. Le poète ne dit rien de cette première leçon ma- ternelle. Il parle d'ailleurs très peu de sa mère. On a vu que, devenu un jeune homme à la mode, as- socié aux plaisirs d'une société riche et dépensière, il s'excusait auprès de Corinne de la pauvreté de son père et de sa mère qui les contraignait à une sévère économie ^ A la lin de sa carrièi'e, exilé à Tomes, il se félicite que la mort de ses vieux parents leur ait épargné la douleur d'être témoins de la disgrâce de leur fils : Déjà mon père avait accorapU sa destinée; à neuf lustres il en avait ajouté neuf autres 2. Je l'ai pleuré comme il m'au- rait pleuré, si je lui avais été enlevé. Je rendis peu après les derniers devoirs à ma mère. Heureux tous les deux, et tous les deux ensevelis à propos, eux qui ont péri avant le jour de ma calamité! Heureux moi-même de ne pus être tombé dans la peine de leur vivant et de n'avoir pas été pour eux un sujet de douleur^! Ovide ne dit rien de plus de sa mère. Ce silence est assez ordinaire chez les auteurs latins qui parlent le plus volontiers d'eux-mêmes et de leur famille. i. Amours, I. th. v. 10. — Voir p. i!7 . 2. Ou sait que tous les cinq ans, à la date du recensement, les censeurs ordonnaient une cérémonie lustrale expiatoire. D'où le nom de liisli-e donné à cette période de c\ni\ ans. l^e père d'Ovide mourut après avoir ajouté à neuf lustres, neuf autres lustres : il avait donc quatre-vingt-dix ans au uiument de sa mort. 3. Tristes, IV, x, v. 71-84. • LA JEUNESSE D OVIDE 47 Cicéron n'a pas un mot pour sa mère : nous appre- nons simplement par une lettre de Torateur que c'était une bonne ménaj^^ère, habile à diriger sa mai- son et à empêcher ses esclaves de lui voler son vin*. On sait avec quelle reconnaissante atTection Horace parle de son père, qui a entouré son enfance et sa jeunesse de soins si intelligents, qui a fait donner à son fils chéri une instruction au-dessus de sa condition, et qui, môme par ses enseignements pratiques, a décidé la vocation du futur poète des Satirea. La piété filiale d'Horace n'a aucun souvenir ému pour une mère qu'il a sans doute perdue de bonne heure ; la psychologie du poète ignore l'amour maternel : il est question dans une Epiire de l'impatience des enfants mineurs que la rigou- reuse tutelle de la mère tient en esclavage'-'. Properce est, à notre connaissance, le seul auteur romain de l'époque classique qui nous dise l'alTec- tion qu'il a eue pour sa mère. Des nombreuses allu- sions qui se laissent délicatement entrevoir dans les Elégies du poète de l'Ombric, F. Plessis con- clut que la mère de Properce accompagna son jeune lils à Rome; que, pour ne pas le laisser dans l'iso- lement, elle s'établit avec lui dans la grande ville où la vie coûtait cher; (}ue, malgré la mince for- lune à laquelle elle était réduite, elle ne négligea rien pour lui faire donner la brillante éducation dont la preuve se trouve dans le caractère savant de la poésie de ce tin lettré ; que, en dernière ana- 1. Cicérun, Ep'isl. ad Fumil., XVI, x.wi. 2. Horace, Epllres, 1, i, v. 21 : ... ut pigpr aniu/si l'upillis quo.s dura preinit custodia niatrum. 48 LA JEUiN'ESSE D OVIDE lyse, « Properce est un homme élevé par une femme' ». Faut-il, par contre, conclure du silence d'Ovide qu'il n'aimait pas sa mère dont il parle si peu? Celte conclusion ne serait pas juste. Sans doute, à Rome, dans la société mondaine du siècle d'Au- guste, les femmes, émancipées en fait sinon en droit, jouent un rôle important; elles sortent de la maison, elles agissent. Les poèmes erotiques d'Ovide nous apprennent qu'elles font parler d'elles, surtout au mauvais sens du mot. Mais il en était tout autrement en province, à la lin de la Répu- blique. Les matrones des petites villes et des cam- pagnes méritaient encore l'éloge auguste en sa sim- plicité qu'un vieux poète inconnu faisait de cette Claudia aussi inconnue que son naïf panégyriste : Etranger, ce que J'ai à li' iliro esl hrol"; arrrle-Loi ol, lis jusqu'au bout. Iriest la st'pulluro sans beauté d'une femme qui l'tait belle; le nom dont ses parents la nommèrent était Claudia. Elle chérit son mari de tout son cœur. IClle mit au monde deux fils; l'un, elle le laisse sur la terre ; l'autre a été placé dessous. Son langage était agréable et sa démarche élégante. Elle garda la maison et (it de la laine, .l'ai dit : re- tire-toi-. Les traits caractéristiques de la matrone étaient l'élégance de sa démarche, semblable à celle des déesses'', et l'agrément de son langage, qui inlluait 1. Piessis, Ettules sur Properce, Paris, Ilatlictte, ISSi, pp. 2.3'.l-240, 288-2S!). 2. BLU'licIcr et Ivicsc, AriLholoyia Lulina, Leipzig, Teubncr, 1^70, p. K2. 3. Virgile, Enéide, 1, v. 40iJ : El vera incessu paluil dea. LA JEUNESSE D OVIDE 49 sur la correcte pureté d'élocution particulière aux Romains de bonne famille élevés par leurs mères'. La vie simple et utile, honorable et cachée, de Claudia a été celle de la plupart des femmes ro- maines de la bonne époque ; et, quand les mœurs se corrompirent, elle resta la vie de la plupart des provinciales, éloignées de la corruption romaine. Elles vivaient ainsi, les mères d'Etrurie, Celles du Latium et du pays sabin, Gardant comme un trésor, loin du tumulte humain, Le travail, la pudeur, les dieux et la patrie 2. La grandeur et la servitude féminines de la mater familial, se conservaient intactes dans les contrées qui demeuraient fidèles aux antiques traditions de l'Etriirie, du Latium et du pays sabin. Gardienne des clefs, maîtresse absolue de la maison, la mère de famille siège dans l'atrium, au milieu des serviteurs et des servantes qu'elle dirige'^. Les hommes se vantent de commander à tous les peuples, mais ils doivent confesser qu'à la maison ils obéissent à leurs femmes^. Pour les matrones, tout pouvoir expire au seuil de cette maison où leur vie doit s'écouler, honorée de la famille, mais ignorée au dehors. Que personne ne parle d'elle, que le fils même s'abstienne de la célébrer dans ses poèmes : tel est, conformément aux idées romaines, le lot de 1. Cicéron, Brulus, lvui, 211. 2. Louis Bouilhet, Melœnis, chant V. 3. Cornélius Nepos, Préface : Mater fumilias pritnuin locum tenel aedium. i. Piutarque, Vie de Caton l'Ancien, viii. 50 LA JEUNESSE D OVIDE l'honnête femme qui ne doit pas exister hors de chez elle. La veuve seule peut et doit sortir de cette réserve. On connaît la grande influence surTiberius et Caius Gracchus, le vrai rôle politique deCornélie, la mère des Gracques : la veuve de Tiberius Sempronius Gracchus devait suppléer, et elle suppléa virile- ment, le patcr fa?ni//a.'i mort jeune. Elle aussi, veuve de bonne heure, la mère de Properce a dû veiller sur réducation de son fils, et elle a réussi à exercer une action notable sur son développement intellectuel et moral. Les poèmes d'Ovide ne té- moignent d'aucune inspiration maternelle. L'auteur des Amours et de VArt d aimer n'est pas un homme élevé par une honnête femme. D'ailleurs, quand le futur poète était enfant, les difficiles devoirs de la première éducation pouvaient èlre remplis par le père dont ils sont le partage. Le père d'Ovide, qui mourut âgé de quatre-vingt- dix ans, peu avant l'année 762 de Home, oià son fils âgé de cinquante et un ans^ partait pour l'exil, était dans toute la force de l'âge en 711 (43 av. J.-C.). Jusqu'à la septième année, le gouvernement de l'enfant appartient à la mère ; le petit garçon de sept ans passe sous la direction immédiate du père. Si l'on prend à la lettre l'hémistiche des Tristes, « mes parents m'ont enseigné- », il faut ad- mettre que le père et la mère unirent leurs leçons ■!. Tristes, IV, viii, v. 33-;ii. ■1. Trisles, II. v. :!4."i : ... lue dociiere pareilles. LA JEUNESSE D OVIDE 51 pour donner à Ovide, et probablement à son frère aîné, les premiers cléments d'instruction, la. prima litteralura'', c'est-à-dire la lecture, Técriturc et le calcul. On enseignait l'écriture à l'enfant en lui tenant la main pour lui faire tracer ses lettres-. Quant à l'arithmétique, une scène vivement tracée par Horace nous montre comment se donnait la leçon : Lesenfants romains apprennent à diviser, àla suite de longs calculs, 1 as [qui vaut 12 onces] en 100 parties. Qu(> le fils d'Albinus réponde : Si de 5 onces vous en ôtez 1, que reste- t-il?... Vous auriez déjà pu le dire! — Un tiers d'as [ou 4 onces]. — Bien! Tu pourras sauvegarder tes intérêts... A 5 on ces j'en ajoute 1 : que dois-je avoir ? — Une demi-livre [ou 6 onces]-'. C'est vers douze ans que commence l'instruction sérieuse. Muni des connaissances élémentaires, l'enfant est envoyé à l'école du grammaticus. Horace avait douze ans quand son père le conduisit au grammairien Orbilius. C'est à douze ans que Perse, qui devait se faire connaître par ^es Safires, quitta sa ville natale, Volaterres, pour aller fré- quenter à Rome l'école du grammairien Remmius Palaemo. Néron avait onze ans quand il fut confié à Sénèque '\ Par un anachronisme curieux, qui a peut-être pour origine la réminiscence incons- ciente d'une date notable de sa vie d'écolier, Ovide montre la mère d'im des héros mythologiques des Métamorphoses se conformant à l'usage établi à la 1. Sénèque, Lettres à LucUius, i.xxxvni, 20 : Prima llla, ut an- t'ujui rocat)ant, litferatura per quarn piteris elemenla tradnntur. 2. Sénèque, Lettres, xciv, 51. :î. Horace, Art poétique, v. 32?i-330. 4. Suétone, Néi-ûii^w. 52 LA JEUNESSE D OVIDE fin de la République et au commencement de l'Em- pire : La sœur de Dédale lui avait confié Téducation de son fils; le douzième anniversaii^e de l'enfant était révolu et son es- prit était capable de recevoir des leçons '. Nous ignorons si, vers Tan 31 avantJésus-Christ, il y avait à Sulmone une école de grammaire. Soixante ans auparavant, il n'y en avait pas à Arpinum, puisque Cicéron et son frère furent envoyés à Rome. Mais, en l'an 58, Crémone possé- dait une école que Virgile fréquenta; et, en l'an 53, un certain Flavius était établi grammairien à Vénusie. Les enfants se rendaient à son école, por- tant suspendus au bras gauche les tablettes à écrire et le cofîretqui contenait leurs ustensiles sco- laires. Tous les mois, le jour des ides, Flavius recevait de chacun de ses écoliers une rétribution de huit as d'airain. Vénusie était une colonie mili- taire où des lots de terrain avaient été assignés à de nombreux vétérans : les fils illustres des illustres centurions retraités, qui composaient l'aristocra- tie locale, ne dédaignaient pas de suivre la classe du grammairien. Cependant le père d'Horace ne la trouva pas assez bonne pour son fils, et il le con- duisit à Rome 2. A la lin de la République, les jeunes provinciaux allaient faire à Rome leurs études de grammaire ou, tout au moins, de rhétorique. Nous ne con- naissons guère que Virgile qui ait étudié la rhéto- 1. Met., Vlli, V. 241-24:^. 2. Horace, Sal., 1, vi, v. 73 et suiv. LA JEUNESSE D OVIDE 33 l'iquc en province : il suivit les leçons des rhéteurs de Milan'. Sous l'Empire, certaines grandes villes d'Italie et de Gaule devinrent des centres univcr- silaires dont les écoles faisaient concurrence à celles de Uome. Vers le milieu du i'^'' siècle, Agricola peut faire toutes ses études à Marseille '-. Et bientôt les petites villes éprouvèrent d'elles- mêmes, ou se laissèrent inspirer par des amis iniluents, le désir ambitieux de posséder leur école de rhétorique. Pline le Jeune, qui ne déteste pas de se mettre en scène, nous raconte une visite qu'il lit à Côme, sa ville d'origine, sous le principat de Trajan. Le jeune fils d'un de ses compatriotes vient le saluer. « Tu fais tes études? — Oui. — Oi^i donc ? — A Milan. — Pourquoi ne les fais-tu pas ici ? )) Le père de l'étudiant intervient. « C'est, dit-il, parce qu'ici nous n'avons pas de maîtres. — Vous devriez en avoir », s'écrie Pline, qui saisit avec empressement l'occasion de faire aux pères de famille de Côme, réunis autour de hii, une conférence sur la nécessité d'établir une école de rhétorique dans le municipe. — On croirait entendre un candidatàla députationqui« développe son programme » et qui place au nombre des <( revendications de l'arrondissement » la création d'un lycée. — Mais Pline est assez riche et assez désintéressé pour promettre autre chose 1. Virgile ne devait pas non plus aller cherclier à Athènes, comme le firent Horace et Ovide, le rompk'ment de ses éludes classiques : il se contenta d'étudier à >!aples, «[ui était la ville la plus littéraire de la Grande-Grèce. "2. Tacite, Aqricola, iv: ... sede)n ac inagialram siudloriun Mus- siliam. S4 LA JEUNESSE D OVIDE que le concours de Ifitat. « Dans cette école, je sauvegarde toutes les liberte's des pères de famille ; à eux de juger, de choisir les maîtres: je ne me réserve que le soin de faire tous les frais^. » Le zèle deTamide Trajan est aussilouable qu'inconsidéré. L'établissement d'une école de rhétorique à Corne , séparée des grandes écoles de Milan pas une faible distance de 40 kilomètres, était aussi inutile que peut Têtre aujourd'hui l'existence de collèges communaux de plein exer- cice, proches voisins des grands lycées des villes de Facultés. En l'an 32 ou 31 avant Jésus-Christ, aucun citoyen important de Sulmone ne songeait à doter sa ville natale d'une école de rhétorique; si le municipc possédait une école de grammaire, le père d'Ovide ne voulut pas plus y envoyer ses enfants que le père d'Horace n'avait consenti à faire de son fils l'élève de Flavius, le grammairien de Vénusie. Ovide et son frère aîné partent donc pour Rome, comme avaient fait avant eux Horace, conduit par son père, et Properce, accompagné de sa mère. Cicé- ron et son frère Quintus avaient été envoyés à Rome, confiés aux soins d'un oncle maternel qui y résidait ; et le père, M. Tullius Cicero, était resté dans cette campagne d'Arpinum que les ancêtres, depuis les origines de la ffen?, Tullia^ n'avaient jamais quittée. Les aïeux d'Ovide menaient à Sul- mone, depuis des générations, la môme vie rurale 1. IMine le Jeune. Lellres, IV, xiii. LA JEUNESSE D OVIDE 55 que ceux de Cicéron à Arpiiium. Il est probable que le père d'Ovide ne rompit pas avec ces tradi- tions héréditaires. Cicéron nous apprend que son père fut retenu toute sa vie par sa mauvaise santé dans sa maison de campagne, où il s'abandonnait à des délassements littéraires '. Malgré l'exemple de Fontenelle, que sa santé déplorable n'empêcha pas de vivre près d'un siècle, et celui de Voltaire, que ses diverses maladies ne firent mourir qu'aux environs de la quatre-vingtième année, il est peu admissible que ce soit une incurable faiblesse de constitution qui ait retenu le père d'Ovide dans la rianle campagne de Sulmone où il devait s'éteindre âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Mais nous savons par son fils que la famille devait vivre au pays pélignien dans la plus stricte économie '-. Une installation à Rome eût été fort coûteuse. Elle était certainement dangereuse en 31, à ce moment de troubles civils où les propriétaires ruraux de- vaient rester chez eux, occupés à surveiller de près leurs intérêts. En eflet, depuis la naissance d'Ovide, l'année de la bataille de Modène, les événements politiques s'étaient précipités, et les discordes intérieures n'avaient cessé de déchirer la République. En octobre 43, à la suite des conférences de Bologne, un rapprochement s'était fait entre Octave, Antoine et Lépide. Investis par eux-mêmes du pouvoir con- 1. Cicéron, De Ler/i/jus, 11, i, 'A. 2. Ovide, Amours, l, m, v. 9-10. 56 LA JEUNESSE D OVIDE suiclire pour cinq ans, les iriumviri rei publicae con- stituendae. avaient affiché la première liste de pros- cription dans la nuit du 27 au 28 novembre; le 7 décembre, Cicéron était égorgé dans cette patrie qu'il avait si souvent sauvée. Pendant que la terreur régnait à Rome, Antoine et Octave battaient à Philippes, en Macédoine, l'armée républicaine dont les deux chefs Cassius et Brutus mouraient. Après la victoire, Antoine allait perdre son temps en Egypte où, séduit par Gléopâtre, il compromettait son autorité au milieu des délices de la vie inimi- table qu'il menait avec la reine courtisane (42-41). La femme et le frère du triumvir, Fulvie et Lucius Antonius, essayaient d'exciter dos mouve- ments populaires et une révolte des vétérans contre Octave. Mais la position critique de L. Antonius, bloqué et affamé par Octave dans Pérouse (41-40), fondait l'amant de (Uéopàtre de s'arracher aux vo- luptés de l'Egypte et de venir préparer en Italie les traités de Brindes et de Misène, qui rétablissaient une alliance provisoire entre les triumvirs et sanc- tionnaient une paix très précaire entre le tiiumvirat et le pai'ti pompéien, dont le chef était Sexlus Pom- pée, un des fils du vaincu de Pharsale (oî)). Bientôt la paix était rompue : c'est d'abord la guerre entre Octave et Sextus Pompée (38). — Une bataille navale se livre aux environs de Myles, sur la côte orientale de Sicile, où Sextus, vaincu par Octave et Agrippa, est mis en fuite (3 septembre 36). Il doit se réfugier en Asie où il est tué (35). Puis, c'est la brouille entre les triumvirs. En ran3(), Lépide, déposé par ses collègues qui 1ère- LA JEUNESSE D OVIDE 57 gardent comme un incapable, est relégué à Circéies. La République n'a plus que deux maîtres; mais le duumvirat d'Octave et d'Antoine est profondément troublé dès ses origines. La rupture est habilement préparée par la modération affectée, l'administra- tion aussi sage que forte d'Octave, qui sait se rendre populaire en Italie, pendant qu'x\ntoine, de retour en Egypte, occupé à suivre Cléopàtre, déguisé en Osiris ou en Bacchus, se ridiculise, se déshonore et se perd (35-33). La rupture est définitive en 32. Octave, dont les préparatifs sont faits, provoque le décret du Sénat qui enlève le consulat de l'an 31 à Antoine et déclare la guerre à Cléopàtre. Le 1"' janvier 31 , Octave prend possession du consulat avec Valcrius Messalla pour collègue. Il mène rapidement la cam- pagne contre son ancien allié. Après plusieurs engagements, la bataille définitive d'Actium (2 sep- tembre 31) a pour conséquences la fuite en Egypte, puis le suicide d'Antoine et de Cléopàtre (août 30). Après avoir employé l'hiver (30-29) et le printemps de l'an 29 à régler les affaires de l'Asie Mineure, Octave rentre à Rome pour obtenir les honneurs du triomphe (août 29) et recevoir le titre (Vitnpc- rator. L'Empire avait remplacé la République. Arrivé à Rome vers le temps de la bataille d'Actium, Ovide assista, sans doute, aux pompes du triomphe de 29, dont on peut noter un souve- nir dans ces vers de la conclusion des Métamor- phoses, où Jupiter prédit à Vénus la gloire du pre- mier empereur romain : Une Egyptienne, épouse d'un chef romain, pleine d'une 58 LA JEUNESSE D OVIDE vaine confiance dans son mariaiie, succombera; c'est sans succès qu'elle aura menacé d'asservir notre Capitole à sa ville de Canopée Nous ignorons quels sont « les maîtres les plus célèbres dans leur art- » dont Ovide et son frère, à leur arrivée à Rome, entre 32 et 30, allèrent fré- quenter l'école de grammaire. On a prétendu qu'Ovide avait été l'élève du grammairien Hygin, l'auteur connu de compilations mythologiques. Ce n'est qu'une hypotiièse : Suétone^ dit simplement que le poète fut l'ami du mythographe. Comme Hygin, qui mourut l'an IG de l'ère chrétienne, était né en Ci- avant Jésus-Christ, comme il avait trente- cinq ans environ au moment de l'arrivée à Rome de l'écolier de Sulmone, il se peut qu'il l'ait reçu parmi ses disciples, mais rien ne le prouve. D'autre part, tout s'accorde pour démontrer qu'Ovide n'a pas été à l'école de Plotius Grippus, quoiqu'on l'ait prétendu sur la foi d'un érudit cala- brais du xv" siècle, San Severino, connu en philo- logie sous le nom de Pomponius Laetus^ Suétone cite un Plotius Gallus qui, le premier à Rome, enseigna en latin, non la grammaire, mais la rhé- torique^ : Cicéron nous dit qu'il était lui-môme 1. Met.. \V, V. N26-82N. — Au lieu d'un souvenir personnel, ces vers ne sont peut-être qu'une simple imitation de lettré. Ils rap- pellent, en etret, le passape fameux d'Horace (Odes. I, xxxvii, V. ()-8) : ... Capilolio lief/ina démentes ruinas Funus et hnperio parabal. 2. Tristes, IV. x, v. iG : Imiis ad insig}ies Urbis ab arte viro.'s. 3. Suétone, De illustr. Grammal., xx: C. Julius Hyginus, Aiu/usli liberlus... fuit familiarissinius Ocidio poetae. i. Ovide, édit. Lemaire, vol. VIII, p. 73. « P. Ovidii Xasonis vita ex vetusto codice Pomponii Laeti cujus apographum exstat in Vaticana Bibliotheca » : Sid) l'iolio Grippo, lltteris eruditus... '6. Suétone, De claris K/ieloribus, ii. LA JEUNESSE D OVIDE 59 tout jeune quand Plotius Gallus tenait école'. Ce rhéteur, qui enseignait avant l'an 90, n'a pu être le maître d'Ovide après Fan 30. Stace parle avec éloges d'un rhéteur nommé Plotius Grypus, qui fut son protecteur-. Ovide, né Fan 43 avant Jésus- Christ, ne peut évidemment avoir eu pour maître de grammaire le rhéteur Plotius Grypus, qui pro- tégea Fauteur des Silvcs^ né en Fan 45 de l'ère chrétienne, près d'un siècle après Fauteur des Ainoiirs. 11 faut donc nous résigner à ignorer quel fut le maître de grammaire d'Ovide; le poète ne nomme pas, comme fait Horace, celui qui lui a donné la férule; il ne dit pas ce qui lui fut enseigné : mais de nombreuses allusions prouvent que ses souve- nirs d'école les plus précis se rapportent aux coups qu'il a reçus. Dès l'aube du jour, tenant à la main la petite lampe indispensable dans la classe obscure, les matins d'hiver, portant en bandoulière la capsa, — la boîte qui contenait les volumina^ les rouleaux d'extraits de Livius Andronicus et d'Ennius, les tabulae ceratae et le stt/lus, nécessaires pour écrire sous la dictée, — Ovide et son frère, revêtus par- dessus la tunique de la lorja praetexta bordée par en bas d'une large bande de pourpre, ayant tous les deux suspendue au cou la huila en or, comme il convenait aux fils d'un chevalier, s'acheminaient vers la maison d'école, qui était d'ordinaire une 1. Cicéron, cité par Suétone, De daris Rhetovibus, ii. 2. Stace, Silres, IV, ix. 60 LA JEUNESSE D OVIDE sorte (l'appentis , de hangar en bois [pergiila) adossé à quelque bâtiment plus considérable. Le mobilier était modeste : une chaire pour le maître et des bancs sans dossiers pour les élèves; peut- être, entre la chaire et les bancs, ces tronrons cV osier sanglant, dont parle Montaigne. La discipline des écoles romaines était celle qui fut en honneur dans les collèges français jusqu'à la Révolution. Le bon Rollin lui-même disait : « Je n'ai garde de condamner le châtiment de verges, après tout ce qui est dit dans plusieurs endroits de FEcriture. » Nous nous représentons facilement le plagosus Orbilius d'Horace, (> la trogne effroyable, les mains armées de fouets », expliquant les vers ol)Scurs de Livius Andronicus au milieu des « cris d'enfants suppliciez ». Ovide n'a pas fait passer à la postérité le nom du collègue d'Orbilius par qui il fut battu ; il ne parle que de la férule qui lui meurtrissait les mains. Le jeune poète qui compose les Amours se souvient des tortures qui accueillaient dès le malin l'écolier doucement élevé dans la maison familiale de Sulmone; et il s'écrie, maudissant l'Aurore : C'est toi qui voles aux enfants leur sommeil ; c'est toi qui les livres à leurs maîtres, pour que leurs mains délicates su- bissent les coups cruels de la férule ^ Le poète, qui ne dit rien de son maître ni de ses études, n'a garde d'oublier la férule qui jouait un 1. Amours, 1, xm, v. 13-14 (il-lt), Merkel). LA JEUNESSE D OVIDE 61 si grand rôle dans les classes. Liisage que l'on fai- sait de cette longue verge pliante a même accré- dité Fétymologie fantaisiste qui veut que le mot ferula soit un dérivé àxwevhQ ferire, frappe rK La férule a toujours désigné tous les instruments en général qui servent à frapper les écoliers, puisque la Conduite des écoles chrétiennes en donne, en effet, cette description : « Un instrument formé de deux morceaux de cuir cousus ensemble, long de 10 à 12 pouces, compris le manche pour le tenir. >> L'auteur de YArt d'aimer ennoblit la férule en en faisant remonter l'usage jusqu'aux temps mytho- logiques ; il veut peut-être se consoler de l'avoir lui-même reçue trop souvent, en prétendant qu'Achille, lui aussi, a subi les coups de la verge pliante rigoureusement maniée par son précepteur, le centaure Ghiron : Ces mains dont Hector devait sentir le poids, Achille en- fant, sur l'ordre de son maître, les- tendit au châtiment^. Peut-être Chiron, par un raffinement de cruauté familier aux grammairiens romains, frappait-il sur les mains ouvertes de son élève; peut-être Achille était-il aussi adroit que Juvénal et ses camarades pour retirer au moment précis les mains ouvertes qu'allait atteindre la férule^. Pendant les trois ou quatre années passées à i. Isidore de Se ville, Origines, xvrr, 9 : A feriendo, ferulam dicunt ; liac enim pueri vapiilare soient . 2. Arl d'aimer, 1, v. 15-16. 3. Juvénal, Satires, 1, v. lo : Et nos erc/o mannm ferxOne siihdu.ri~ mus. 62 LA JEUNESSE D OVIDE l'école, le maître, à grand renfort de coups de férule, enseignait à ses disciples l'orthographe et la grammaire ; il leur dictait de longs extraits des vieux poètes qu'il leur faisait apprendre par cœur. L'étude de la langue grecque tenait dans cette sorte d'enseignement secondaire la place très importante que le programme des collèges de notre ancienne Université attribuait au latin. Tite-Live constate qu'à son époque l'enseigne- ment du grec était général'. Les écoliers de la génératioQ de Cicéron apprenaient même plus de grec que de latin. Cicéron, à qui il n'était pas per- mis d'écouter les rhéteurs latins, suivait les leçons des rhéteurs grecs. -11 étudiait même la poésie grecque avec Archias et il traduisait envers latins les poèmes didactiques de l'alexandrin Aratos; il composait — très probablement en grec — un petit poème original, mentionné parPlutarque qui l'avait lu-, Pontios Glaucos, où. était racontée l'his- toire merveilleuse de ce héros d'une tragédie per- due d'Eschyle, Glaucos, le pêcheur d'Anthédon, transformé en dieu marin. Ovide a-t-il, comme Cicéron, composé des poèmes grecs sur les bancs de l'école? Nous l'ignorons. Pour conjecturer qu'il avait écrit des vers grecs, on s'est fondé sur une pièce des Trisfefi, adres- sée à une certaine Perilla, d'ailleurs inconnue''. i. Tite-Live, IX, xxxvi : Ilabeo aucloves vulf/o lum [en l'an y'f de Rome, 310 avant Jésus-CliristJ vomanos piieros sicul nioïc Qrripcis, Ha etruscis Ulterift erudh'i solilos. 2. Plutarque, l'/e i orator : les succès de Gicéron au Forum lui prouvent qu'il l'a été, autant que Démosthène, 1. CictTun, De Oralore, II, xxii, 94: Isocrates cujus e ludo lan quam ex equo Trojano mevi principes exievnnl. 2. Gicéron, yru/;/A', viii, 32 -.Isocrates cujus domits ciinclaeGraeciae quasi Indus quidam patuit atque officina dicendi, maçinus orator et perfeclus magister. — Orator, xiii, 40: Domus ejus [Isocratis] officina habita eloquentiae est. LA JEUNESSE D OVIDE bien plus qu'Isocrate. — Perfectus juagister : Cicéron a confiance qu'il le sera plus encore qu'Isocrate, lui à qui n'a pas manqué cette lux forensis inconnue au rhéteur attique, lui l'orateur émérite, nourri des doctrines de Platon et habitué à la pratique des affaires, lui le maître capable d'exercer ses élèves autrement que par une escrime stérile. Nous sommes renseignés sur quelques-uns des élèves de cette école de déclamation que Cicéron fonda à la lin de sa vie. Les disciples étaient peu nombreux et la discipline semble avoir été très douce. Cicéron parle de son gendre Dolabella et d'Hirtius, le futur consul, qui devait être tué en 43, Tannée de la naissance d'Ovide; il les habituait à la déclamation, et, par un échange de bons procédés, les élèves habituaient leur vieux maître aux sou- pers lins'. Cicéron, qui paraît un peu honteux de l'éducation très mondaine qui lui est donnée par ses «grands écoliers -», s'autorise de l'exemple de Denys le Tyran, qui, chassé de Syracuse, se fit maître d'école à Corinthe^^ Il assure que l'ensei- 1. Cicéron, Epis/, ad Fomil.. IX, xvi, 7 : llirtium ego et Dolahel- lam dicendi discipulos hubeo. ce>iandi magistros. Pulo enim le audisse, si forte omnia ad vos perferuntur, illos apud me declami- lare, me apud illos cenitare. 2. Scnèque le Rhéteur, Conlfovers., ],Prooem.,\i: In illoatriolo, [Cicero] duos grandes pvaelexlalos ait seciim déclamasse in quo. — Suétone, De clar. Rhel., i : Cicero ad praeturam usqne etiam graece declamilavit. Latine vero senior quoque et qnidem cura consulibus Hirtio et Pansa quo discipulos et grandes praetextalos vocahat. — Quintilien, Institut. Orat., XII, xi, 6 : Pansam, Hirtium, Dolahellam in moreni praeceptoris [Cicero] exerçait, quoetidie dicens, audiensque. 3. Cicéron, Epist. ad Famil., IX, xviii, 1 : Intellexi probari ti/n vieum consilium, quod ut Dionysius tgrannus^cum Sgracusis pulsvs esset, Corint/ii dicitur tudiim apernisse, sic egu sublatis judiciis, amisso regno /'o)'ensi, luilina quasi liahere coeperitn... Ipse nielior LA JEUNESSE D OVTDE 73 gnement do la déclamation lempèclie de se rouil- ler; les exercices de rhétorique rétablissentsa santé, sérieusement compromise, depuis que le Forum lui est interdit. Il est douteux que les soupers fins aient été très hygiéniques pour un vieillard; mais il est certain que la mise à la retraite, surtout la révocation brutale, rend malades les vieux fonction- naires, quand elle ne les tue pas. D'ailleurs, tous les élèves de Gicéron n'étaient pas, apparemment, aussi amis des soupers fins qu'Hirtius et Dolabella : peut-être Pansa avait-il les mêmes goûts qu'Hirtius, dont il devait être le collègue au consulat et partager le sort déplorable en 43. Mais on sait que le disciple de prédilection, Brutus, l'orateur stoïcien, était un buveur d'eau '. Brutus est le seul élève de l'école de déclamation fondée par Gicéron dont nous connaissions un exercice scolaire. Gicéron ne nous dit ni les menus des soupers que Dolabella et llirtius lui offraient, ni les thèmes des exercices oratoires auxquels il les conviait lui-même à prendre part. Quintilien nous apprend que Brutus, par manière de travail de classe, dut composer une déclamation en faveur de Milon '. Le texte delà déclamation ne nous a point été conservé : mais on sait que Brutus prétendait défendre le client de Gicéron en se proposant un plan tout diflerent de celui que le célèbre avocat avait suivi. fio. primian vah.tudine quam. intevmissis exevciliilionihus amiseram: (/einde, ipsa illci, si qua fuit, in me facullas oralionis, nisi me ad lias erercitaliones retulisseai, exaruisset. 1. Plutarque, Vie de Brutus. ix. 2. Quintilien, /«.s///?//. Oral.. X. r, 2.3: Pro Milone orationem lirulus exerritalionis r/irilia scri/isil. 74 LA JEUNESSE D OVIDE h'ciercitatio de Brritus était une vraie dcclamatio^ puisque c'était un discours sans objet. On peut se demander si la Milonienne elle-même de Cicéron n'est pas une simple déclamation, puisque c'est un dicours écrit après coup. Intimidé par la foule hostile massée au Forum, l'avocat n'osa pro- noncer le plaidoyer qu'il avait préparé. Rentré chez lui — telsces faiseurs de mots qui n'ont que Vesprif (le rescalier, — il rédigea à loisir cette parfaite harangue qui faisait dire àMilon exilé, à qui il en avait envoyé une copie :« Si tu avais prononcé ce discours, ô Cicéron, je ne mangerais pas de si bon poisson à Marseille ! » Mais il s'agissait de gagner devant l'opinion publique la cause de Milon perdue devant les juges. C'est ainsi que les Verrines et la deuxièmeP/rilippique n'ont pas été prononcées : Verres s'était dérobé par la fuite à une condamnation imminente ; Antoine voulait, en se tenant à l'écart, échappera l'éloquence vengeresse du défenseur de la République. Les Verrines, la deuxième Philippiqiie sont des pam- phlets destinés à déconsidérer avec de nombreuses preuves à l'appui, les unes, le propréteur de Sicile et ses patrons, les optimales, qui veulent assurer la tyrannie de l'aristocratie, l'autre, l'héritier de César et ses complices qui méditent la ruine de la liberté. Ces mémoires, éloquents et passionnés, rédigés sous la forme de discours, ne méritent pas plus le nom de déclamations que ne le mériteraient aujourd'hui les études de revues et les brochures dont le but pratique et immédiat est de provoquer et de guider un mou- vement d'opinion. LA JEUNESSE D OVIDE 75 La déclamation, telle que Gicéron et ses élèves l'entendent, est une composition sous la forme du discours, qui n'a d'autre valeur et d'autre mérite que d'être un exercice préparatoire. L'usage scolaire de cet exercice est légitime, pourvu qu'il ne dégé- nère pas en abus, pourvu qu'il ne devienne pas, comme cela se produira au temps de Quintilien, la préparation unique aux plaidoyers et a l'éloquence judiciaire, pourvu surtout qu'au lieu de n'être qu'un moyen il ne devienne pas une fin, la fin et le but suprême de vétérans de rhétorique attardés — fjrandes practextati — occupés à déclamer pour décla- mer, sans aucun souci des luttes du barreau qu'ils ne songent pas ù aborder. C'est ce que la déclamation était, dans la plupart des cas, devenue à l'époque d'Ovide, alors que l'apprenti déclamateur ne pouvait s'exercera l'élo- quence politique qui n'existait plus; c'est ce qu'elle fut pour le futur poète qui ne se destinait pas, comme les élèves de Quintilien, aux plaidoyers du barreau. En l'an 27, au moment où Ovide, sorti de l'école des grammairiens, entra à l'école des rhéteurs, l'enscignementde larhétorique était constitué d'une manière définitive. Les exercices scolaires, les declamationes, se divisaient en deux classes : les .masoriae et les controreraiae. On entendait ^b.y suasoriae des discours délibéra- tifs dont le sujet était emprunté à l'histoire. Les siiasoriae ressemblaient beaucoup à nos anciens dis- cours de rhétorique. Le temps n'est pas loin où les élèves de notre enseignement classique dévelop- 76 LA JEUNESSE D OVIDE paient en français les tiièmes suivants : Mathieu Mo/é, à la tête du Parlement de Paris, demande à la Régente la liberté de BroKssel et de Blancmesnil. — Vahhé de Policjnac au Congrès d'Utrecht. — Washington à son armée en la licenciant. — Ver- gniand à ses amis après la proclamation de la Répu- hliqiieK L'utilité, trop méconnue aujourd'hui, de cegenre de discours, est incontestable. Pour y réussir, l'élève doit connaître l'histoire; quand il y réussit, quand il sait analyser l'acte ou la pensée d'un per- sonnage historique, il comprend mieux l'histoire. Elle devient plus vivante, puisque l'élève qui en fait parler les personnages ne peut plus se conten- ter de n'y voir que des dates et des noms. Donner d'une manière intelligente la vie à l'his- toire, tel est le mérite de ce genre décomposition. Par exemple, dans les dernières leçons consacrées au règne de Louis XIV, l'élève de rhétorique a appris ce qu'était la cour de France, alors que la vieillesse du roi et l'hypocrite dévotion de M™" de Maintenon mettaient dans Versailles un ennui pro- fond. Que l'on propose à cet élève défaire raconter ses impressions par la fille du duc de Savoie, récem- ment arrivée à la cour de Versailles pour épouser le duc de Bourgogne, il est certain qu'une lettre de la duchesse Adélaïde à sa mère sera bien plus vivante que ne le serait une rédaction, tout en 1. Tous ces sujets sont empruntés au célèbre « Choix de compo- sitions f'ninçaises et latines, recueil publié par J. Pierrot-Deseilli- gny, ancien proviseur du Collège Louis-le-Grand » (quatrième édi- tion revue et augmentée par M. .lulien Girard, professeur de rliélorique au lycée Bonaparte, Paris, Hachette, ISOli). LA JEUNESSE D OVIDE 7 / Scippuyant aussi solidement sur les faits exposés dans le cours K Nous connaissons un grand nombre de sujets de suasoriae indiqués par Quintilien, dans son Institu- tion oratoire. Certains d'entre eux ressemblent fort aux textes de discours latin que l'on dictait, il y a quelques années encore, dans les classes de rhéto- rique. Ce sont des discours de personnages historiques ou mythologiques : Discours de Priani suppliant Achille de lui rendre le ca- davre d'Hector. Discours de Sylla abdiquant la dictature devant l'assemblée du peuple-. Des délibérations : Numa délibère s'il acceptera la royauté qui lui a été offerte par les Romains^. Des conseils donnés à des personnages histo- riques (c'est de cette catégorie spéciale de déclama- tions que vient le nom suasoriae attribué au genre tout entier) : On conseille (madetar) à César de se faire roi^. 1. Voir, dans le recueil de Pierrot-Deseillijïny, une très spirituelle lettre de « la duchesse de lîourj^ugiie à la ducliesse de Savoie, sa mère, quelque temps après son arrivée à la cour de France ». dont l'auteur (M. G..., Collège rojMl de Charleniagne. ii<48"l est Maxime Gauclier 182'.t-18.SS , le professeiu" de rhétorique bien connu du lycée Bonaparte-Fontanes-Condorcet (1864-1888), le critique autorisé de la lievue politique el litLéraire (1812-1888). •2. Institut. Orat., III. vni, 53. 3. Inx/itut. Oraf.. Vil, i. 24. 4. Institut. Orat., lli, viu, 47. 78 LA JEUNESSE d'oVIDE On conseille d'armer les esclaves pendant la guerre Punique'. On conseillera Cicéron de brûler ses P/u7/;57)j(y(/es, si, à cette condition, Antoine lui garantit la vie sauve"^. D'autres déclamations ont un thème plus bizarre. Voici des problèmes de casuistique : Est-ce avec justice quTJi-este, meurtrier de sa mère pour venger son père, a été absous^? Caton a-t-il eu raison de céder à Ilortensius sa femme Mcu-cia '".' Caton a-t-il eu raison de reprendre Marcia après la mort d'Hortensius^? Horace a-t-il commis un crime en tuant sa sœur'-? Certains sujets demandaient des connaissances sur l'histoire fabuleuse de la Grèce : Pourquoi cinquante rois ont-ils navigué vers Troie"? m Quelques thèmes de déclamations exigeaient à la fois une connaissance précise de l'archéologie et un raffinement de psychologie, dont les jeunes élèves des rhéteurs ne pouvaient guère faire preuve. Telles sont ces matières que Quintilien eutà traiter pendant ses années d'école, et qui, dit-il, apparte- naient à un genre d'exercice à la fois utile et agréable : 1. Institut. Oral., III, vni, 30. 2. Institut. Oral., III, vin, 46. 3 et 4. Institut. Orat., III, v, M. :;. Institut. Orat., III, v, 13. 6. Institut. Orat.. III, vi, 7(5. 7. Institut. Orat., VII, n, 3. LA JEUNESSE D OVIDE i^ Pourquoi Vénus était-elle représentée en armes chez les Lacédémoniens ' ? Pourquoi admet-on que l'enfant Cupidon possède des ailes et est muni d'un flambeau et armé de llèches-? Ce genre d'exercices ne plaisait pas seulement aux élèves ; nous voyons les thèmes indiqués par Quin- tilien développés en vers par des poètes qui se sou- viennent de leurs devoirs d'écoliers. « Ces sujets étaient, avant tout, littéraires : aussi les poètes ne les dédaignaient pas. Properce a traité le dernier dans ses Élégies (111, m, édit. Mueller). Ovide, dans ses Fastes, nous a donné une longue suite de pro- blèmes ainsi présentés etrésolus'^ » Il faut noter cette intluence mutuelle de la déclamation sur la poésie et de la poésie sur la déclamation, au pre- mier siècle de l'Empire. Properce, Ovide, d'autres poètes, sans doute, se plaisent à mettre en vers des sujets qu'ils ont traités en prose, alors qu'ils étaient à l'école; les rhéteurs continuent à propo- ser à leurs élèves ces mêmes sujets dont ils peuvent lire le corrigé en vers dans les œuvres de Properce, d'Ovide et d'autres poètes. Certains thèmes de suasoriae présentaient le grave défaut d'exiger, pour être bien traités, une érudition encyclopédique, une connaissance appro- fondie de la géographie, de l'astronomie, de la mu- sique elle-même. Or. comme le jeune Romain n'a pu, avant de fréquenter l'école des rhéteurs, rece- voir qu'une vague teinture de ces diverses sciences 1 et "2. InslUul. Orat., II, iv, 26 : Xeque iniiliU et nobis eliam jueundo exercitationis génère. 3. E. JuUien, Les Professeurs de liltéralure dans l'ancienne Home, p. 316. 80 LA JEUNESSE D OVIDE qui ne lui seront absolument pas enseignées pen- dant ses années de rhétorique, il ne fournira, en fait de dissertations sur de pareils sujets, que de vaines et ridicules déclamations. Quintilien recon- naît bien qu'il faut savoir la musique pour se tirer du sujet suivaat de déclamation, qu'il trouve assez ingénieux^, et qui nous semble au moins bizarre. Pendant un sacritice, le joueur de tlûte a fait en- tendre le mode phrygien, ce qui a rendu fou le prêtre qui officiait ; le malheureux s'est jeté dans un précipice et s'est lue. Le joueur de flûte est ac- cusé comme responsable de cette mort, et l'élève doit composer sa défense. On ne peut, conclut l'auteur de V Institution Oratoire^ plaider cette cause si l'on ne connaît pas la musique. Mais il ne réclame aucun enseignement particulier pour mettre l'élève en état de traiter les questions sui- vantes, qui sont présentées comme des thèmes ordinaires de composition oratoire : Est-il possible de percer risllime de Corintbe? — de dessé- cher les Marais Pontins? — de creuser un port à Ostie^? Alexandre aurait-il trouvé des terres au delà de l'Océan 3? Le soleil est-il plus grand que la terre? — La lune est-elle sphérique, plane ou conique? — N'y a-t-il qu'un monde ou y en a-t-il plusieurs'? Tels étaient quelques-uns des sujets de suasoriae que le rhéteur proposait à sa classe. Les élèves les préparaient, les rédigeaient, les apprenaient par 1. bisLUul.. Oral., l, x, 33 : Non inerudile ad declainundum ficLu maleriu. 2 et 3. Instifiit. Oral., III, vni, 10. 4. Institut. Orat., Vil, u, G. LA JEUNESSE D OVIDE 81 cœur, les recitaient enfin en déclamant. Les con- disciples écoutaient, blâmaient ou applaudissaient; le maître faisait la critique de la composition qui venait d'être récitée, puis il en déclamait un cor- rigé. Des parents, des amis, des curieux désœu- vrés, assistaient à ces exercices oratoires et se reti- raient en distribuant le blâme ou l'éloge, qui amenait le discrédit ou consacrait le succès de l'enseignement donné dans l'école de rhétorique. Il est facile de tourner en ridicule les exercices des rhéteurs romains; mais, avant de se moquer de leurs suasoriae, il est prudent de se rappeler les amplifications: françaises du commencement de notre xix" siècle. Que l'on compare aux sujets indi- qués par Quintilien les textes suivants de compo- sition française : Dispute entre cinq provinces de France jugées par un Pa- risien. (Le Gascon : style tempéré, vif, rempli de saillies agréables ; le Breton : style noble et persuasif ; le Normand: style tempéré, orné, doux et insinuant; le Picard : style simple et légèrement orné ; le Parisien : dans le plaidoyer, dis- cours du genre démonstratif, plein de chaleur et d'enthou- siasme; dans le jiKjeineiit, siyle simple et fleuri.) Dispute sur la prééminence des sciences (grammaire, rhé- torique, astrologie, géométrie, arithmétique et musique). Méditation sur le Paradis pour le jour de la Toussaint (style sublime et plein d'affectation). Déclamation sur la majesté de la croix (le style sera su- blime et animé d'un souflle divin). Sermon sur le danger des livres erotiques (style grave, tem- péré et orné). Discours d'une mère qui, pressée par la faim, dévore son fils'. 1. Nouveau cours de R/iétorique, comprenant des amplifications latines et françaises. Paris, Delalain, 1817. 82 LA JEUNESSE D OVIDE Cinquante ans après que ces sujets d'mnplifications étaient proposés aux élèves des collèges dans les classes de rhétorique et d'humanités, nous retrou- vons, avec le Thomas Graindorge de Taine, les mômes habitudes de déclamation qui se perpé- tuent dans un cours à la mode fréquenté par deux petites Parisiennes. Ces jeunes filles font des « com- positions » et elles expliquent à M. Graindorge ce que sont ces compositions : Nous avons eu la mort de Jeanne d'Arc ; — conversation de deux anges émus par les misères de la terre ; — une mère à genoux devant un lion qui veut dévorer son enfant; — Jo- seph vendu par ses frères; — hymne au soleil... Parexemple, il faut se donner de la peine! Vous comprenez, un hymne au soleil ^ !... En même temps que les siia^^oriae, dont nous re- trouvons l'influence persistante encore dans les classes des collèges et dans les cours de jeunes filles, les écoles de rhétorique usaient d'un autre genre de compositions, spécialement destiné aux élèves plus avancés qui redoublaient plusieurs an- nées, à titre de vétérans, souvent « hors d'âge», une véritable classe de «rhétorique supérieure». Ces compositions portaient le nom de controver- siae; elles étaient, par excellence, l'exercice de l'école de déclamation : les jeunes déclamateurs débattaient contradictoirement une cause du genre judiciaire, empruntée à la réalité ou tirée de la fic- tion. On imaginait un procès fictif, ou bien on repre- nait une cause célèbre : c'est à peu près ce qui se i. Taine, Vie el Opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge^ Paris, Hachette, 1867, p. 8(1. LA JEUNESSE D OVIDE 83 fait encore dans nos conférences d'étudiants en droit et de jeunes avocats. Après la f^iiasoria, exercice de rhétorique, et avant la controversia, thème de discussions qui auraient dû être purement juridiques, se placent certains sujets d'amplifications, qui font la transition entre les deux ordres de déclamations en faveur à l'école. L'Institution Oratoire nous donne le texte d'une de ces matières à discussion, intermédiaires entre la siiasoria et la controversia. C'est le cas du prêtre adultère, qui, ayant le privilège de sauver une seule personne, veut en user pour se sauver lui-même : un homme exerce un sacerdoce qui lui octroie le privilège de faire échapper au supplice un condamné à mort. Ce prêtre commet lui-même un adultère ; convaincu de son crime, il devient passible de la peine de mort. A-t-il le droit d'user do son privi- lège pour se sauver lui-même '? C'est par Sénèque le Rhéteur que nous connaissons les sujets de controversiae qui se donnaient dans les écoles. Né vers l'an 700 de Rome et mort vers l'an 792 (54 av. J.-C. — 38 après J.-C), le célèbre rhéteur, qui avait une mémoire étonnante, recueil- lit pendant les dernières années de sa longue vieil- lesse les sujets et les développements des princi- pales controversiae qu'il avait entendu débattre dans les écoles de Rome. En voici quelques-unes, choisies parmi les moins invraisemblables : Un père a deux fils. Il renie l'un d'eux. Celui-ci est re- 1. InsUlut. OroL, V, x, 104. 84 LA JEUNESSE D OVIDE cueilli i)ar une courtisane dont il a un fils. Plus tard, devenu malade, il envoie ce fils à son père, le lui recommande et meurt. Le vieillard adopte son petit-fils; mais l'autre fils du vieillard accuse son père de démence. — Est-ce à tort ou à raison ' ? Un homme est entré dans une conspiration contre un tyran. Mise à la torture par ce tyran, la femme de cethomme se refuse à toute révélation. Plus tard, le mari, qui a tué le tyran, veut, conformément au te.xte de la loi, répudier sa femme pour cause de stérilité. La femme qui, par sa fermeté au milieu des tortures, a sauvé son mari de la mort, l'accuse d'ingratitude et demande que le divorce ne soit point pro- noncé contre elle. — Il s'agit de plaider pour et contre la femme -. Une Vestale, condamnée pour avoir violé ses vœuxdechas- teté, va être précipitée du haut de la Roche Tarpéienne.Elle adresse une prière à Vesta. On la précipite; elle n'éprouve aucun mal : on demande qu'elle soit de nouveau soumise au même supplice. — Doit-elle l'être ou ne pas l'être 3? Il est permis de tuer l'adultère pris en flagrant délit. — Un homme courageux a perdu les deux mains à la guerre ; de retour chez lui, il trouve sa femme en flagrant délit d'adul- tère. Il ne peut la tuor, puisqu'il n'a pas de mains : il ordonne au fils qu'il a eu de la femme coupable 'de tuer sa pr.opre mère. Le jeune homme refuse. Le père renie son fils. — A- t-il tort ou raison '• ? Une vierge, prise par les pirates, a été^^mise en vente et achetée par un leno qui la prostitue. Elle demande une pièce de monnaie à ceux qu'elle reçoit, sans qu'ils la forcent à la gagner. Un jour, un soldat refuse de payer et veut la possé- der de force; elle le tue. Traduite en justice, elle est acquit- tée et renvoyée à ses parents. Elle demande à entrer dans un collège de prêtresses. Le peut-elle, étant donné que la loi d. Conlrovers., Il, xii. — H. Bornecque a publié, en 1902, luie utile et intéressante traduction des Controverses et Siiasoires de Sénèque le Rhéteur (Paris, Garnier). Cette traduction est accompagnée d'un texte critique, qui améliore ceux de Bursian (Leipzig. \^ol) et de IL S.Mueller (Prague, 1887). 2. Controvers., Il, xiu. 3. Controvers., 1, m. 4. Conlrorers., I, iv. LA JEUNESSE D OVIDE 85 veut que la prêtresse soit une femme pure entre les pures? — Il faut plaider le pour et le contre'. Ces sujets sont bien romanesques. L'avant-der- nier est Tadaptation à un thème bizarre, sorte d'an- tithèse prétentieuse, de la légende d'Oreste qui tuait sa mère Clytemnestre et Egislhe, pour venger son père Agamemnon. Le dernier semble tiré d'une de ces intrigues si compliquées des Coim'tdies de Plante, qui se retrouvent dans le roman latin de Pétrone et d'Apulée, dans les Contes de Boccace et enfin dans les interminables romans d'aventures du xvii'' siècle. Les causes célèbres donnaient quelquefois ma- tière à des controversiae a peu près aussi étranges. Le petit-lils de Sénèque le Rhéteur, le poète Lu- cain, traita, nous dit sa biographie, alors qu'il était un brillant élève de l'école de déclamation, le procès d'Octavius Sagitta, composant à la fois le réquisitoire et le plaidoyer, prosa oratione in Octa- vinni Sagittani et pro eo. L'aventure de Sagitta avait fait grand bruit. Tacite la raconte dans les Annales et la rappelle dans les Histoires^ En l'an 58, sous le troisième consulat de Néron, le tribun de la plèbe Octavius Sagitta s'était épris d'une femme mariée, Pontia. A force de cadeaux, il l'avait entraînée à l'adultère. Puis, il avait obtenu que Pontia réclamât le divorce et s'engageât à l'épouser ensuite. Débarrassée de son mari par le 1. Conlrovers., 1, ii. 2. Annales, XIII, xliv; Histoires, IV, \i.iv. 86 . LA JEUNESSE D OVIDE divorce, la complice du tribun avait trouvé l'occa- sion d'un mariage avantageux et ne voulait plus entendre parler de la promesse faite à Oclavius Sagitta. Désolé, celui-ci sollicite une dernière nuit de rendez-vous, après laquelle il promet de se reti- rer délinitivement, sans se plaindre. L'entrevue lui est accordée ; la porte est ouverte par une femme de chambre confidente. Un alfranclii accompagne Oclavius, qui est armé d'un poignard caché sous ses vêtements. A peine les deux amants se Irouvent- ils en présence, ce sont des querelles, des re- proches, des plaintes; puis vient ce que Tacite appelle la satisfactio. Mais la fin de l'entrevue est aussi orageuse que l'avaient été les préliminaires : Octavius tue Pontia d'un coup de poignard, blesse la suivante, qui accourait au secours de sa maî- tresse, et s'enfuit. Le lendemain, le crime est dé- couvert; l'alfranchi se prétend coupable : il a vengé l'outrage fait à son patron. Mais la suivante, guérie de ses blessures, l'établit l'exactitude des laits. Le père de Pontia dépose une plainte auprès des consuls, présidents naturels du Sénat dont Octavius Sagitta fait partie en sa qualité de tribun de la plèbe. Au sortir de sa charge, le tribun est condamné à l'exil, en vertu d'une vieille loi de Sylla qui punit les assassins par le poignard, la k'x Cornelia de sicariis. Lucain composa avec succès le réquisitoire du sénateur qui soutenait l'accusation contre Octavius et le plaidoyer de l'avocat chargé de défendre l'ac- cusé. Ce genre d'exercice ressemble, au fond, à celui que Ciccron proposait à Brutus, quand il lui LA JEUNESSE D OVIDE 87 faisait rédiger une de'fense de Milon, disposée d'après un autre plan et fondée sur d'autres preuves que la Milonienne . Il y a évidemment quelque chose de factice à défendre et à attaquer tour à tour le même personnage, au sujet de la même cause; et le moraliste, après avoir entendu Lucain plaider successivement pour et contre Oclavius Sagitta, aurait eu le droit de s'écrier comme le Satyre de La Fontaine : Arrière ceux dont la bouche Souffle le chaud et le froid ' ! Mais il est du métier de l'avocat de soufller le chaud et le froid, de plaider le pour et le contre; et les maîtres de Lucain pouvaient dire qu'ils ne fai- saient que préparer leur élève aux obligations de son futur ministère. Les rhéteurs, apparemment, n'étaient pas embarrassés, non plus, pour justifier le choix des controversiae bizarres et romanesques qu'ils faisaient traiter dans leurs classes. Ils compre- naient bien que leurs disciples n'auraient jamais à plaider les causes invraisemblables qui servaient de thèmes aux discussions scolaires : mais ils les leur imposaient dans le but pratique de les rompreà toutes les difficultés de la profession d'avocat. Qui peut le plus, peut le moins: un élève habitué à se tirer des procès fictifs les plus extraordinaires, quand il sera avocat, se trouvera à l'aise en face des causes ordi- naires du Forum. Quelque faible, quelque ingrate que soit la matière de la plaidoirie demandée, elle 1. La Fontaine, Faldes. V. vu. Le Satyre et le Passant. 88 LA JEUNESSE D OVIDE sera toujours supérieure à ces thèmes baroques d'école, dont il fallait se tirer à force d'arguments subtils, de pensées raffinées, de mots à effet. Les exercices de la classe de déclamation ne devaient être, dans la pensée des rhéteurs, qu'une gym- nastique préparatoire : malheureusement, cette gym- nastique dégénérait en acrobatie inutile et péril- leuse. Le trapèze volant estropie, quelquefois les gymnastes; l'abus des controverdae fictives peut irrémédiablement fausser l'esprit des jeunes décla- mateurs. A la fin du })remier siècle de l'ère chrétienne, cette instruction oratoire, qui abuse des controver- siae^ est violemment attaquée par les partisans des anciennes théories, par les disciples attardés de l'école de Cicéron. Le chef de la réaction virgilienne et cicéronienne contre les tendances nouvelles de l'école de déclamation, qui avait produit Lucain, auteur des deux discours pour et contre Octavius Sagitta et surtout poète du De Bello Civili, le spiri- tuel et dur Pétrone fait, dans son Sa(irico?i, la pro- cès de l'enseignement des rhéteurs. Il faut le noter : l'habile ironiste se garde bien de soutenir une thèse en son propre nom. Quand il fait réciter la parodie du commencement du De Bello Civili de Lucain, l'auteur de cette parodie est Eumolpe, un vieux maniaque, raté prétentieux et haineux, bohème misérable et mendiant. C'est Encolpe, un affranchi d'un esprit très aiguisé, mais de mœurs très mau- vaises, qui prononce cette véhémente tirade contre la déclamation et les déclamateurs : N'est-ce pasune vraie furie qui enlève tout repos aux dé- LA JEUNESSE D OVIDE 89 clamateurs, quand ils s'écrient : «Ces blessures, je les ai reçues pour la liberté publique! Cet œil, c'est pour vous que je Tai perdu! Donnez-moi un guide qui me conduise vers mes fils, car mes jarrets tranchés ne supportent pas le poids de mon corps! » A la rigueur, ces déclamations seraient to- lérables, si elles préparaient la voie à des jeunes gens se des- tinant à l'éloquence. Mais, à cette enllure du sujet, à ce vain cliquetis de mots, tout ce qu'ils gagnent, c'est qu'une fois arrivés au Forum, ils se croient transportés dans un autre monde. Et si les jeunes gens s'abêtissent à l'école, c'est, je pense, parce qu'ils n'y voient, parce qu'ils n'y entendentrien qui se rapporte à la vie réelle. Ce ne sont que pirates, qui se tiennent sur le rivage avec des chaînes à lamain ;que tyrans, rédigeant des édits par lesquels il est ordonné aux f'ils de ti^ancher la tête à leurs pères; que réponses d'oracles, en vertu desquels il faut, pour chasser la peste, immoler trois vierges ou davantage. Ce ne sont que boulettes de paroles em- miellées : les mots, les faits, tout y est comme saupoudré de pavot et de sésame. Nourris dans un tel milieu, les jeunes déclamateurs ne peuvent pas plus avoir de goût qu'il n'est possible à ceux qui habitent dans les cuisines d'exhaler une bonne odeur. Permettez-moi de vous le dire : C'est vous, Rhéteurs, qui, les premiers, avez perdu l'éloquence! Vos lé- gers et vains cliquetis de mots, les effets artificiels que vous provoquez, n'ont eu d'autre résultat que d'énerver le corps du discours, que de l'abattre '. L'auteur du Dialogue des Orateurs, dont l'action est censée se passer vers 75 ou 76, fait porter les mêmes accusations par un personnage qui a une toute autre autorité que l'affranchi Encolpe. C'est Vipstanus Messalla, l'orateur connu, Thislorien de la guerre entre Vitellius et Vespasien où il avait servi comme tribun militaire, qui attaque en ces termes la rhétorique et l'école : Maintenant, nos petits jeunes gens sontconduitsaux écoles 1. Saliricun, I, il. 90 LA JEUNESSE D OVIDE de ces hommes que l'on appelle des rhéteurs. Là, je ne sau- rais dire ce qui gâte le plus leur esprit, Técole elle-même, les condisciples ou le genre d'études. L'école n'inspire aucun respect; il n'y entre que des gens également ignorants. Les condisciples ne sont d'aucun profit: enfants mêlés à des en- fants, petits jeunes gens parmi des petits jeunes gens, ils parlent, ils sont écoutés avec la même absence de critique. Quant aux exercices eux-mêmes, ils vont en grande partie contre le but que l'on se propose. En efTet, deux sortes de matières sont traitées chez les rhéteurs, les suasoriae et les controversiae. Les suanoriac, considérées comme plus faciles et comme demandant moins de maturité, sont abandonnées aux enfants; les controversiae sont réservées à des élèves plus forts. Mais, quels sujets, grands dieux! Comme ils sont com- posés d'une manière incroyable ! Le thème à développerétant parfaitement opposé à la réalité, il ne peut en résulter que simple déclamation. C'est ainsi que récompenses attribuées aux lyrannicides, alternative entre la mort et le mariage offerte aux filles violées, remèdescontre lapeste, incestes des mères avec leurs fils, et toutes les autres questions du même genre agitées chaque jour <à l'école n'ont jamais, ou n'ont que bien rarement, l'occasion d'être débattues au Forum en langage emphatique'. En somme, ce que les critiques du Satiricon et du Dialogue des Orateurs reprochent avec autant de violence que déraison à l'enseignement de l'école, c'est de ne pas être une utile préparation à l'élo- quence du barreau. Quintilien ramènera cet ensei- gnement à son but nécessaire. Vhistilution Oratoire le dit en termes précis : « La déclamation doit pré- parer aux luttes du Forum-. » 11 est permis de con- tester l'utilité de certains exercices de cette gym- nastique préparatoire; mais, toutes réserves faites, on ne peut refuser quelque mérite à la déclamation, 1. hialiK/itP. (/('S Orateurs, xxxv. ■1. Instilul. Urat.. IV, ii, 2!). LA JEUiN'ESSE D OVIDE 91 si elle n'est qu'un moyen d'e'ducation pour l'esprit de l'élève dont il s'agit défaire un avocat. Par contre, si la déclamation est considérée comme une fin à elle-même, si le déclamateur se complaît dans le stérile plaisir de déclamer, s'il se borne à une vaine ostentation d'un talent sans em- ploi, à la recherche puérile déloges qui récom- pensent son ingéniosité factice, l'école de rhéto- rique devient funeste pour les maîtres et pour les élèves qni s'y confinent. L'Empire avait pacifié l'éloquence politique et renversé la tribune aux harangues. Mais l'éloquence judiciaire restait : le vrai déclamateur croirait prostituer sa science, s'il la subordonnait à la pra- tique des discours du barreau. Sénèque le Rhéteur félicite son fils Mêla de n'avoir jamais songé à choisir une carrière civile et à aborder le barreau, et, éloigné de tout désir ambitieux, de s'être con- sacré à la seule éloquence, c'est-à-dire à la décla- mation sans but utile 1. Cette déclamation désinté- ressée, si différente de ce qu'a été la déclamation enseignée par Cicéron, et même de ce que sera la déclamation professée par Quintilien, Sénèque se vante d'avoir assisté à sa naissance et d'avoir suivi ses progrès depuis le berceau-. 1. Controrers., II, l'rooemitnn, ni : Mêla, (ili carissbne... video unimuin luiun a civilihus officus abkorrenleni et ab omni amhiiu (toersum, hoc itnum concupiscere. Tu eloquenliae tamen sf.udeas : faciUiis ab kac in omnes artes discursi/s est. 2. Con/rover.s., I, l'rooemiuin, xii : Namet sfiidiain ipsutn nuper célébrai i coepit. Ideo facile est miki ab incunabulis nusse vempost me nulum. CllAPlTKE IV Les professeurs de rhélorir|iie et les camarades d'Ovide. — Arel- lius Fuscus et Porcins Latro. — Une déclamation d'Ovide écolier conservée par Sénèque le Rhéteur. — L'influence dominante de la déclamation sur l'œuvre d'Ovide. — Le Juf)emenl des Armes dans les Mélamorplioses. — La rhétorique dans la poésie person- nelle des Tristes (Juand Ovide quitta, vers Tan 27, lécole de gram- maire, cette déclamation, dont Sénèque se vante d'avoir vu la naissance, était déjà sortie du berceau, et l'élève des grammairiens allait suivre l'enseigne- ment de deux des maîtres qui consacraient leur vie entière à ce que le vieux rhéteur appelle la seule éloquence sans but ambitieux, mais qui est aussi sans utilité pratique. Ovide eut pour professeurs de déclamation Arel- lius Fuscus et Porcius Latro, qui formaient avec Gains Albucius Silus et L. Junius Gallio un ietra- deuin ou quat.uorvirat de rhéteurs pour lesquels l'auteur des Controverses ne ménage pas ses éloges ^ 1. Sénèque le Rhéteur, Con/rovers.. X, Prooein., xin : Primum le/radeu/ii gaod f'aciam, quaeri/is? Latronis, Fiisci, Alhiici. Gallio nis. — Voir, sur ces rhéteurs, les dissertations (le F. -G. Lindner: LA JEUNESSE D OVIDE 93 Nous ne savons rien des rapports d'Ovide avec (uiius Albucius Silus; il fut le condisciple et resta Tami de L. Junius Gallio. Cette amitié est attestée par Sénèque le Rhéteur^, grand ami lui-même de Gallio, à qui il devait donner en adoption son fils aîné, M. AnnaeusNovatus, qui prit dès lors le nom de L. Junius Gallio. A la fin de sa vie, des bords du Pont où il est relégué, Ovide écrira à Gallio, qui vient de perdre sa femme, une lettre de condo- léances : 0 Gallio, je puis à peine m'excuser de ne pas avoir cité ton nom dans mes vers; car, je ne l'ai point oublié, quand je fus frappé d'un trait lancé par la main d'un dieu, tes larmes furent un soulagement à ma blessure-. Il est probable que, parmi les nombreux amis dont Ovide exilé rappelle les noms\ quelques-uns tout au moins étaient d'anciens camarades de l'école de déclamation. Mais on ne peut guère l'affirmer De M. Porcio Lalrone commentalio, Breslau, 18.'i5; — De Arellio Fusco commen/atio, Breslau, 1862; — De Gaio Albucio Silo com- mentalio, Breslau, 1861 ; — De Junio Gallione comine/ttalio, Hirs- chberg, 1868. — Victor Cucheval, Histoire de l'éloquence romaine, depuis la morl de Cicéron jusqu'à l'arènemeul de Verupereur Hadrien, Paris, Hachette, 1803, t. I,chap. x. — Berthet, Rhétorique latine et Rhéteurs latins {Revue Universitaire, l.j avril 1894). — Henri Bornecque, Les Déclamat'ions et les Déclamateurs, d'après Sénèque le Père, Lille, 1902 (très importante Bittliof/raphle, p. 3-6). — G. Boissier, Les Ecoles de déclamai ion à Rome [iievue des Iieuj- Mondes, i" octobre 1902; article réimprimé dans le volume sur Tacite (Paris, Hachette, 19U.3, p. 197-235). 1. Sénèque le Rhéteur, Suasor., 111, vu: Hoc autem dicebat GallioNasonisuo valde placuisse. 2. Pont., IV, vu, V. 1-4. 3. Cf. M. Roch, Prosopographiae Ovidianae elementa, Breslau, 186.J. — B. Lorentz, De Amicorum in Ov'ulii Tristibus personis, Leipzig, 1881. — 0. Hennig, De P. Ovidii Nasonis poelae sodalif)us, Beslau, 1883. 94 LA JEUNESSE D OVIDE avec une certaine vraisemblance que du rhéteur Julius Bassiis, dont les Controrerses de Sénèque citent plusieurs échantillons de discours d'école et dont Ovide, dans les Tristes, rappelle à la fois le talent de poète et le dévouement d'ami : Bassus, que ses vers iambiques ont rendu célèbre, était un des membres les plus aimables de ma société'. Le poète des Pontiçues et des Tristes ne dit rien de ses maîtres Porcius Latro et ArelHus Fuscus; c'est par Sénèque le Rhéteur surtout que nous les connaissons. Le compatriote, le condisciple et l'ami de Sénèque, M. Porcius Latro, était né en Espagne, peut-être à Cordoue, entre l'an 60 et l'an 5U avant Jésus-(]hrist. Au dire de saint Jérôme, il se tua, l'an 3 avant Jésus-Christ, parce qu'il ne pouvait se guérir d'une fièvre quarte opiniâtre, qui le consu- mait. Elève brillant, mais indiscipliné du rhéteur Marullus, homo satis aridus, dit Sénèque, il se mo- quait tout haut de la sécheresse de son maître, et, profitant du relfichement de la discipline à l'école de rhétorique, où la férule n'avait pas droit de cité comme à l'école de grammaire, quand il estimait que Marullus déclamait un corrigé mal venu, il lui coupait la parole et imposait à son maître et à ses camarades le corrigé qu'il improvisait lui- môme. Cet élève autoritaire devint bientcM un maître célèbre, mais bizarre. Véritable paysan espagnol, 1. TrisL, IV, X, V. U-48. LA JEUNESSE D OVIDE 95 doué de toute l'éloquence brutale du fameux Pcu/- san (lu Danube, sa mémoire était admirable et sa fmesse d'esprit, très vive. Il avait une constitution vigoureuse ; sa poitrine était excellente : mais il en abusa et sa voix puissante se brisa « dans les cris de l'école ». Son ardeur au travail était extraordi- naire; il ne savait pas se ménager; il se surmenait par des mois d'étude et de déclamation. Puis, sans transition, c'étaient de longues périodes de vacances où le repos intellectuel absolu s'aggravait de prodigieuses fatigues physiques. Il allait à la chasse : rien de la méthode toute littéraire de chas- ser dont se vante Pline le Jeune, qui, assis auprès de ses filets, le stylet et les tablettes de cire à la main, attend en méditant et en écrivant que les sangliers veuillent bien venir se prendre au piège. Tout au contraire : Porcius Latro s'enfonce dans les forêts; il marche nuit et jour, sans se reposer, sans se nourrir, sans dormir; son endurance de montagnard des sierras espagnoles harasse tous les paysans italiens qui l'accompagnent. Puis, quand la chasse lennaie, il rentre à Rome, et le travail ininterrompu du rhéteur le ressaisit. 11 écrit aussitôt après les repas, ce qui lui abîme l'estomac ; il passe la nuit à préparer ses sujets, ce qui lui fait perdre à peu près la vue ; il déclame à jeun dès le matin, il hurle ses déclamations, ce qui lui brise la voix. Sa vigou- reuse constitution se ruine ; il devient blême et fiévreux. Cette pâleur du maître était, dit Pline l'Ancien, un objet d'émulation de la part de ses élèves qui absorbaient des infusions de cumin pour devenir 96 LA JEUNESSE D OVIDE pâles comme lui '. Les disciples ont, en etîel, pour Porcius Latro une adoration qui va jusqu'à la pué- rilité ; ils essaient de l'imiter en tout, et il leur est plus facile de devenir blêmes comme lui que de ravir le secret de son art. Pourtant, ce maître si aimé ne fait rien pour ses élèves. Il le dit lui-même, « il préfère vendre son éloquence que sa patience ». Il n'a pas la patience d'écouter les déclamations d'élèves, mais il ne marchande pas son éloquence : il parle tout seul, tout le temps ; du commencement de la classe jusqu'à la (in, il déclame sans inter- ruption. Les élèves des autres rhéteurs donnent à ceux de Porcius Latro le nom d'attditores : ce ne sont pas des iliscipu/i. Ces auditeurs passifs admirent tout ce que le maitre dit : ils applaudissent de confiance toutes les tirades de la déclamation. Mais le maître tend des pièges : il provoque des applaudissements qui portent à faux ; alors il s'arrête brusquement et çrourmande son auditoire. Cette vie factice, toute dagilation stérile, se ter- mine avant la soixantième année. La maladie incu- rable, suite fatale de ses excès de fatigue intellec- tuelle et physique, empêche le rhéteur de déclamer; ne pouvant plus déclamer, il se débarrasse de la vie qui est désormais pour lui sans but et sans in- térêt. La déclamation était le tout des hommes de la trempe de Porcius Latro. Car, il faut le remar([uer, hors de l'école, ces hommes perdent leurs moyens. Leur éloquence les L Pline l'Ancien, A'. //., XX, lvh, 160. LA JEUNESSE I) OVIDE 97 abandonne, quand ils ne sont plus en face dun auditoire d'élèves disposes à tout applaudir. (Ihargé, en Espagne, de plaider pour un de ses parents, Por- cins Latro est ébloui par la lu.r fore/isis; il débute en faisant un solécisme, il se trouble, il est inca- pable de continuer sa plaidoirie. Ces déclamateurs ne sont pas des avocats : Porcins Latro fait penser à un excellent maître d'escrime qui tomberait en pâmoison, s'il devait quitter le tleuret moucheté pour l'épée de combat. Séncque le Rhéteur est beaucoup plus sobre de renseignements sur Fuscus Arellius, qui n'est ni son compatriote, ni son contemporain, ni son con- disciple. Un peu plus âgé que Sénèque, Fuscus, originaire d'Asie', semble avoir conservée les carac- tères de l'ancienne éloquence asiatique. Il déclamait plus volontiers en grec qu'en latin ; il se plaisait à développer des causes appartenant au genre déli- bératif. Notons qu'il citait constamment Virgile et que, dans les déclamations d'élèves, il approuvait toutes les expressions, pourvu qu'elles fussent de nature à produire de l'effet. L'imitation de Virgile, l'usage et l'abus des phrases à effet : voilà deux caractères de Fart d'Ovide qui sont dus aux leçons du maître de rhétorique. Au contraire de Porcins Latro dont il devait uti- lement compléter l'enseignement par ses qualités tout opposées, Arellius Fuscus écoutait les décla- 1. Sénèque le Rhéteur, Controv., IX, vi. lii: Fuscus Arplliiis cinn esset ex Asia... H. Bornecque lit avec Schultin^. ej' Asianis (du nombre des orateurs de lécole asiatique), et admet quArellius Fuscus naquit en pays grec. — Voir tes Déclamations et les Décla- mateurs, p. l."JO. 98 LA JEUNESSE D OVIDE mations de ses disciples, qui n'étaient pas réduits au simple rôle d'auditeurs, et Séuèque nous a con- servé l'essentiel d'une controverse soutenue avec grand succès par Ovide dans la classe de ce maître '. Le titre de la controverse était le Serment du mari et de la femme. En voici le thème : Ua mari et sa femme ont promis par serment (|ue, s'il arrive malheur à l'un d'eux, l'autre ne lui survivra pas. I.e mari part en voyage ; pour éprouver sa femme, il lui envoie un messager chargé d'annoncer la fausse nouvelle de sa mort. La femme veut se tuer : elle se précipite d'un lieu élevé; mais elle guérit de ses blessures. Le mari revient. Le père de la jeune femme ordonne à sa fille de divorcer ; elle refuse, car elle aime toujours celui qui l'a abusée. Alors le père la renie. Ovide plaidait contre le père en faveur du mari et de la femme, dont il ne séparait point la cause. Je me souviens — dit Sénèque — d'avoir entendu Ovide déclamer cette controverse devant le rhéteur Arellius Fuscus dont il était l'élève. Quand il était étudiant, on le regardait comme un bon déclamateur. De tous ceux qui ont déclamé ce sujet devant Arellius Fuscus, il m'a semblé de beaucoup le plus ingénieux. Il n'y avait qu'un reproche à lui faire : son discours allait sans ordre certain à travers tous les dévelop- pements. Voici ce (jue je me rap[ielle avoir recueilli pendant qu'il parlait : Tout mon labeur dans la cause que je plaide consiste à obtenir de toi que tu permettes à cette femme d'aimer son mari, à ce mari d'aimer sa femme. Il faut ensuite, si tu leur as permis une mutuelle affection, que tu leur permettes de s'engager par serment. Et quelle a été, penses-tu, la forme de notre serment? C'est ton nom invoqué par nous, qui 1. Sénèque le IlhiJteur, Conlrovers., II, ii, 8 et suiv. LA JEUNESSE D OVIDE 'J9 nous a unis dans un engagement religieux. Si nous nous parjurons, c'est la colère d'un père et d'un beau-père que nous avons l'un et l'autre appelée sur nos ttHes. Père, pitié! Beau-père, pitié ! Nous ne nous sommes pas parjurés. Mais voyez la férocité de notre accusateur: il se laisse em- porter par une fougueuse tendresse. Quoique tu sois sa fille, ne lui adresse pas de prière. Les prières, sa tendresse les détournerait de lui. Dieux bons! Comment donc a-t-il aimé sa femme, lui qui dit qu'il aime sa fille et qui la renie ! Il s'af- fiige du péril oîi elle s'est trouvée, et il veut l'entraîner loin de celui sans qui elle dit ne pouvoir supporter la vie. 11 déplore le danger de cette fille qu'il a manqué perdre, lui qui recom- mande à sa fille d'être prudente dans son amour. On ne peut obtenir de mesure dans l'amour: ou obtient plus faci- lement que l'amour finisse. Et tu imposes des limites à leur passion : qu'ils n'agissent en rien qu'après mûre considéra- tion; qu'ils ne fassent aucune promesse qui ne soit exigible en justice ; que la raison, que l'exacte bonne foi, pondère toutes leurs paroles... Mais il n'y aque les vieillards qui soient capables d'aimer de la sorte! Père, tu ne connais qu'une petite partie des griefs que tu peux invoquer contre nous. Nous nous sommes querellés parfois et réconciliés. Et, peut-être, chose que tu ne soup- çonnes pas, nous nous sommes parjurés. En quoi les pères ont-ils à se mêler des serments des amoureux? Si tu veux m'en croire, les dieux eux-mêmes n'ont pas à s'en mêler ! Quant à toi, ma femme, tu n'as pas à te complaire dans l'idée que tu es la première à avoir donné l'exemple du crime dont on t'accuse. Il en est d'autres qui sont mortes avec leurs maris, d'autres qui sont mortes pour leurs maris. Toutes ces femmes, la postérité les honorera à jamais; il n'est pas de talent littéraire qui ne tienne à les célébrer. 0 mon beau-père, aie la force de supporter ton bonheur ! Combien il t'en coûtera peu pour donner un grand exemple ! Quant au reste, nous voici devenus plus prudents : nous con- fessons notre erreur. Alors que nous nous engagions par serment, nous avions tous les deux oublié une troisième pei'sonne dont l'amour était plus grand que le nôtre. Fassent les dieux que cette personne persévère à jamais dans les mêmes sentiments! Beau-père, continue, retire chez toi ta fille! C'est moi qui ai 100 LA JEUNESSE D OVIDE péché, c'est moi qui suis coupable. Pourquoi serais-Je la cause que ma femme pei"dit sa bonne renommée, que mon beau-père fût privé de sa QUe! Je quitterai ma patrie, .je m'enfuirai, j'irai en exil. Autant que je le pourrai, j'appli- querai à supporter mes regrets ce misérable, ce cruel remède : la patience. Je mourrais, si je devais être seul à mourir... Tel est le fragment de de'clamation conservé par Sénèqiie, qui admirait l'ingéniosité de ce dévelop- pement de rhétorique. Comme le mauvais goût est souvent le même dans des milieux littéraires bien difTérents, on peut se représenter Ovide déclamant sur le Serment du mari et de la femme dans la chambre bleue de la belle Arthénice, avec le même succès qui devait y accueillir le jeune Bossuet im- provisant son premier sermon. Les iri. 106 LA JEUNESSE D OVIDE plains le sort d'Ajax une seconde fois vaincu par un adversaire indigne de lui ' ! » La déclamation de Porcins Latro ne doit pas avoir fourni seulement aux deux discours d'Ajax et d'Ulysse, qui occupent près d'un tiers du XIIIMivre des Métamorphose!^ ', l'unique sententia du maître citée par Sénèque le Rhéteur. Ces deux discours, grâce sans doute à l'excellente mémoire du poète et peut-être aussi à ses vieux cahiers d'élève, nous font l'effet de la controversia elle-même du profes- seur de déclamation, qui ue nous est pas parvenue, mise en vers faciles et abondants. « Ovide, a dit fort justement un critique \ Ovide a fait deux très bons devoirs de rhétorique... L'exorde, la nar- ration, l'argumentation, la péroraison et jusqu'à l'attitude des personnages, tout a été conçu et exécute selon les règles delà plus minutieuse rhé- torique. La seule chose qui m'étonne, c'est qu'Ovide ait pu faire à quarante-cinq ou cinquante ans un discours aussi jeune. » Ces jeunes discours d'un vétéran de rhétorique, hors d'âge depuis bien des années, ont mérité des éloges aussi compromettants pour le poète que flat- teurs pour l'ancien élève de la classe de déclama- tion. L'un des auteurs de la Satyrp Mniippée,3ean Passerai (1534-U)02j, professeur d'éloquence latine au Collège de France, se justifie dans une In OvùUi Armonmi Judicium Prarfalin'' de s'occuper d'un 1. Pline l'Ancien, .V. //., XXXV, x. 2. Me'/., Xlll, V. 0-122, 128-381. 3. E. Nageotte, Ovide, sa vie el ses œuvres, Paris, 18"2, p. Ho. 't. On trouvera Joannis Passeralii in Ovidii Aniwrum Judicium Praefalio dans le voliiineVilI «le ['Ovide, de la collection Lcmaire. LA JEUNESSE D OVIDE 107 poète, au lieu de s'astreindre, comme le titre de sa chaire l'exigerait, à commenter les discours d'un orateur. Mais sa justification est facile : « Les vers d'Ovide, dit-il, ne s'écartent pas de mon office et de cet enseignement de l'éloquence dont je suis chargé, puisque personne n'aura à y regretter l'absence d'aucun des préceptes bien connus des rhéteurs. » Avant que les deux discours d'Ajax et d'Llysse fussent commentés au Collège de France par le professeur d'éloquence latine, ils étaient paraphrasés en prose latine par Amerbach ', tra- duits en vers italiens- et en vers française La parodie est la consécration du succès. Elle ne manque pas aux Plaidoijez crAjar et (FUlt/sse pour les armes (l'AcIùUe^ qui sont traduits en vers bur- lesques par le chevalier de Loutaud (Paris, 1665). La controversia qu'Ovide a fait soutenir par Ajax et par Ulysse mérite assurément une part de l'at- tention que les modernes lui ont accordée. Car les discours imaginaires insérés dans les histoires et dans les épopées reflètent fidèlement les habitudes littéraires de l'époque où ils ont été composés, et p. 30(J-ol3. — Pour ce « Passerai de la SV/////e Ménippée » et son « recueil de Discours de rentrée et d'ouverture, Orationes et l'raefuliones », voir Sainte-Beuve, Discours prononcé à ioiiverlure i/n covrs de poésie latine iiu Collège de France, le 9 mars 1855, p. 10-14 de VElude sui- Virgile. Paris. 1870. 1. Paraphrasis duarum 0 oidia narum . Ajacis et Ulyssis, oralionum a Vito Amerbacbio conscripta, nuncque primum in lucem édita, Basileae, 1349. 2. Le due orazioni cite sono net XIII lihro délie Metamorfosl de Oridio, Vuna d'Ajace et l'altra d'Ulisse. Tradotte in versi sciolti dairAcadeniico Stordito Intronato. In Venetia, lo41. 3. Le Procès d'Ajax et d'Ub/sse pour les armes d'Achille, con- tenu au XI II" livre de la Métamorphose, translaté en vers françois par Jacques Colin, Lyon, 1;)47. 108 LA JEUNESSE D OVIDE donnent la caractéristique du talent de Thistorien ou du poète. Les discours contradictoires, qui n'ont rien d'une controvcrsia scolaire, échanges par rAgamemnon et l'Achille de VIliade, avec force injures et menaces de coups, évoquent THellade primitive et ce que Fénelon appelait « raimal)le simplicité du monde naissant ». Dans le conseil des dieux du X" livre de VÉnéide, Junon et Vénus discutent, non comme deux rhéteurs réci- tant leur déclamation, mais comme deux Pères Conscrits développant leurs arguments avec pas- sion; et ce conseil des dieux a tout l'air d'une séance du Sénat romain, tenue sous la présidence de Jupiter, ce vrai Princpps Scnatiis. Le conseil des ministres de la PJiarsale, l'assemblée des « monstres d'I^gypte '> qui décident du sort de Pompée, nous lait l'ellet d'un de ces colloques de rhéteurs que Sénèque le père nous a décrits ; Lucain, digne petit-fils de Sénèque, a fait faire leur rhétorique aux monstres d'Egypte. Par contre, le sophiste Quintus de Smyrne, beaucoup plus raffiné que les déclamateurs latins, essaie, non sans succès, dans son poème, qui est un long pastiche homérique, de faire parler avec violence et s'injurier avec bruta- lité, comme si leurs discours appartenaient kV Iliade, Ajax et Ulysse se disputant les armes d'Achille. Ovide n'a pas eu ce souci de couleur locale, absolu- ment inconnu à la rhétorique latine. On peut répé- ter, à propos des plaidoyers prononcés par les héros homéi'iques dans les Métamorphoses, ce que Montesquieu disait des discours contradictoires que Tite-Live, élève des rhéteurs comme Ovide, prêtait LA JEUNESSE D OVIDE 109 à Scipionet à Hannibal, occujDés ii disciilor la paix entre Rome et Carthage : '< J'ai du regret de voir Ïite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité : je voudrais qu'il eût fait comme Homère qui néglige de les parer et qui sait si Lien les faire mouvoir'. » Ce n'est pas seulement pour en orner les discours de ses hi-rosque le poète Ovide prodigue les fleurs de l'école. Il en abuse pour toutes ses œuvres. Les discours d'Ajax et d'Ulysse doivent apparemment beaucoup à Porcins Latro : car, Séncque le dit, et on le croit sans peine, « Ovide déclamait rarement des coatrovcrsinfi^ et seulement quand elles porlaient sur des sujets de morale; il déclamait plus volon- ticrsdes syasorlae. Toute espèce d'augmentation lui était à charge^ ». Si l'art d'agencer les prouves et de les mettre en valeur lui plaisait moins, il ai- mait à emprunter aux déclamations qu'il entendait les traits brillants que sa fantaisie éruditc pouvait ensuite varier et développer, sans aucun scrupule d'argumentation. Sénèque donne uncurieuxexemple du procédé employé par Ovide pour prendre son bien où il le trouvait : .Je me souviens que, dans un de ces préambules [praefatio, sorte de discours préliminaire où le rliéteur donnait des conseilsàses disciples), Latroavait dit, et ses écoliers (scoZ/'rs- Iki] avaient retenu par cœur sa phrase, comme si c'eût été un texte de loi i quasi carmcn): Ne voyez-nous pas comme les feux de la torche deviennent languissants, si vous la maintenez immo- bile, comme ils se raniment, si vous Vagitcz? L'oisiveté amollit les hommes; le fer oisif se ternit, se couvre de rouille; à trop 1. Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, chap. v, . Sénèque le Hhéteur, Controvers., II, ii, 12. 110 LA JEUNESSE D OVIDE se reposer on désapprend. Ovide a dit : .fai vu grandir les flammes agitées d'une torche que Von mettait en mouvement ; je lésai vues mourir quand le mouvement cessait^. Ces vers d'Ovide se trouvent dans une pièce, qui fait partie du recueil dos .l;;io?/r.s-, véritable siiaso- rid, où le poète développe ce lieu commun d'école (( Il faut céder à TAmour; en supportant son joug d'une manière passive et avec soumission, on a moins à souiïrir du dieu. » Ces vers sont suivis de tout un développement par sfinte/itiae qui, lui aussi, procède évidemment de l'école de rhétorique : Les jeunes bœufs qui refusent le poids du premier joug reçoivent plus de coups que ceux qui prennent goût à labou- rer; on brise avec le mors le plus dur la bouche du cheval rétif; on fait moins sentir le frein à celui qui est disposé à courir aux combats. De mrme, pourles cœurs rebelles, l'Amour est un tyran bien plus impérieux que pour ceux qui con- sentent à supporter ses lois'*. Quant à la sc/ifrntiade Latro, Sénèque n'en cite l'emploi que dans une pièce des Amours : Ovide en a usé à satiété dans ses divers ouvrages. Qu'il suf- lise de rappeler quelques exemples empruntés aux dernières productions du poète, aux élégies qu'il écrivait en exil, quarante ans environ après avoir ontendu la jj me fa/ iode son maître de déclamation : Ajoute que, rouillé depuis longtemps, mon lalent s'en- gourdit et s'amoindrit, l.e champ fertile que la charrue ne retourne pas assidûment ne produira plus que de mauvaises 1. Scnèr|Lie le Hhélein*, Controrers., Il, ii, 8^ 2. Amours, I, a, v. 11-12. 3. Amours, I, n, v. 13-18. LA JEUNESSE BOVIDE dll herbes mêlées d'épines. Le cheval qui sera trop longtemps resté au repos courra mal; lancé dans la carrière, il vien- dra le dernier, après tous les autres. La barque qui aura été trop longtemps tenue loin des ondes coutuniières tombe en pourriture et s'ouvre de toutes parts. Moi aussi, qui n'ai Jamais été autrefois qu'un pauvre écrivain, désespère de me voir redevenir égal à ce que j'étais '. Il ne faut pas s'étonner si mon àme s'amollit, si elle se iiquétîe, pareille à la neige qui se fond en eau. Comme le na- vire atteint gravement est miné par les vers cachés, comme le roc est creusé par l'eau salée de la mer, comme le fer abandonné est rongé par la rouille mordante, comme un livre que l'on a renfermé est dévoré par les mites : ainsi mon cœur ressent les perpétuelles morsures des angoisses, et ces morsures le tortureront à jamais-. Tu vois comme l'oisiveté énerve le corps engourdi, comme les eaux se corrompent, si elles demeurent immobiles-*. Il est impossible de cataloguer toutes les senten- tiae de rhétorique qui se trouvent répétées, variées, développées à Tinlini dans les diverses œuvres d'Ovide. Un érudit allemand a consacré toute une thèse de doctorat à dresser la liste des principaux lieux communs qui se reproduisent dans les recueils du poète. Ce sont, dans les œuvres de jeunesse, des sententiae qui ont rapport à l'amour ; dans les œuvres de vieillesse, des sententiae qui ont rapport à l'exil; un peu partout, des petites comparaisons mythologiques et des descriptions toutes faites de phénomènes naturels, tels que le lever ou le cou- cher du soleil. La thèse est intitulée Ovide imitateur 1. Trist., V, XII, V. 21-30. ■2. Pont., l, I, V. 61-74. 3. Poyil., I, V, V. 0-6. H2 LA JEUNESSE D OVIDE de lui-mêmeK Je crois que le poète, s'il s'imilc lui- même, commence par recueillir ces lieux communs qu'il s'empruntera à lui-même dans les cahiers d'expressions soigneusement rédigés à l'école de rhétorique. Ces expressions, il prétend les renouve- ler sans cesse, et cette prétention le fait tomber dans le défaut contre lequel Horace mettait en garde les Pisons : « (^eluiqui veut varier un seul sujet à l'excès, tombe, s'il manque d'art, dans un grand dé- faut, à force de vouloir éviter le défaut contraire"-. » Ovide ne manque pas d'art, assurément, mais il manque de goût et de mesure. Sénèque lui-même le remarque : épris de tous ses vers, faits cependant avec une si grande facilité, le poète ne consent pas à en sacrifier un seul aux critiques de ses amis, qui sont des hommes de goût. Les Conh'overscs wow^, rapportent une curieuse anecdote où l'on voit des arbitres choisis, parmi lesquels Albinovanus Pedo, l'auteur à la mode d'une TliHéide^ que nous ne con- naissons pas, et d'une description de l'Océan, dont Sénèque nous a conservé vingt-quatre hexamètres-'. Ovide se refuse absolument à détruire ces deux vers : « Un homme qui est à moitié bœuf, et un bteuf qui est à moitié homme'' », et « Le Borée qui amène les glaces et le Notus qui chasse lesglaces''». Sénèque conclut : <( Cela prouve que ce poète d'un souverain génie man([uait, non pas de jugement, ■1. A. Lueneburg, De Ovidio sul imilalore, lenae, 1888 2. Horace, Avt Poétique, v. 29 et suiv. 3. Siiasor., 1, xv 4. Art d'aimer, 11, v. 2i : Semibovemque viriun, semiinriDnqiie bovem. 5. Amours, II, xi, v. 10: Et fjelldum Borean, pffcliditmque \o- lum. LA JEUNESSE BOVIDE H3 mais du goût nécessaire pour restreindre l'exubé- rante licence de ses vers. Il disait qu'un visage est embelli quand il s'y trouve quelque imperfection'. » Mamercus Scaurus, avocat habile, orateur fécond, qui devait être une des victimes de Tibère, disait qu'Ovide était parmi les poètes ce que le prolixe Montanus- était parmi les orateurs : il trouvait digne de Montanus le discours qu'Ovide fait pro- noncer par Hécube au XIIP livre des Métamorphoses. Sénèque approuve : « Quand Ovide a rencontré un développement à succès, il ne sait plus l'abandon- ner. Scaurus disait avec raison : Ce n'est pas un moins grand mérite de savoir s'arrêter que de savoir parler '. » Les cénacles des rhéteurs s'occupaient beaucoup d'Ovide. On le discutait, mais on appréciait son ta- lent littéraire et on admirait ses traits d'éloquence. Sénèque rapporte son opinion sur deux vers des Argonait tiques de Varron de l'Atax : Les chiens avaient cessé cT aboyer et les villes étaient silen- cieuses. Tout était enseveli clans le calme repos de la nuit''. « Ovide avait coutume de dire à propos de ces vers qu'ils auraient pu être bien meilleurs, si le poète avait retranché la lin du second, s'il s'était arrêté à ces mots : Tout appartenait à la nuit [omnia noctis erant). Varron a parfaitement déve- loppé le sens qu'il a voulu donner à ces vers. Ovide \. Controvers., II, ii, 12. 2. Montanus est d'ailleurs un ami d'Ovide, qui vante ses vers héroïques et ses vers élégiaques (Pont.. IV, xvi, v. 11-12). :'). Ciintruvers., IX, v, 17. 'i, Dexierant latrare canes, wbesque silebant ; Oinnia nactin erant placida composta quiète, 8 H4 LA JEUNESSE D OVIDE a trouvé uq sens qui lui appartient dans le second vers : en elïet, le commencement du vers et le vers entier doivent signilier toute autre chose'. » Ovide, qui refaisait les vers de Varron, ne crai- gnait pas de modifier ceux de Virgile, pour les in- troduire dans ses propres œuvres ; c'est ce que remarque son ami Gallio : « Il empruntait les vers de Virgile, non pour les piller, mais pour les imiter, et il voulait qu'on reconnût son imitation et sa manière propre. C'est ainsi que, dans sa tragédie, il a placé ce vers: Je suis portée çà et là comme pleine de r es- prit du dieu {feror hue ilhic, iitplena deo~). » A propos d'une sententia développée dans une con^rover^m, Vinicius, un grand appréciateur d'Ovide [summus amator Ovidii), un orateur, dit Sénèque, également incapable de dire et de supporter des inepties, rappelait que cette sententia avait été ha- bilement mise en valeur par Ovide, poète célèbre dans l'art d'en imaginer de semblables : « Car, au sujet de la mort d'Achille, il emploie cet épipho- nôme: C'est le seul bonheur qui puisse réjouir Priam après la perte d'Hector ■\ » Au cours d'une autre controversia^ le déclamateur Alfius Flavus avait prononcé cette sententia: « il était à la fois son propre aliment et sa propre perte. » Cestius, maître célèbre do déclamation, l'interrompt: (c On voit que tu lis les poètes avec soin, car ceci appartient à celui qui a rempli notre siècle non seu- 1. Controvers., Vil, i, 27. 2. Suasor., vu, 111. 3. Controvers., X, iv, 2-5; cf. Mélam., XII, v. 607: Qii-od Priamu.i gaudere senex post flelora pos.iet, Hoc fuil. LA JEUNESSE D OVIDE 115 lement de ses arts d'aimer, mais de sQssenleniiae^.» En effet, ajoute Sénèque, Ovide a dit dans ses Métamorphoses : Il commence à mettre en pièces lui- même ses membres par des morsures qni le déchirent: le malheureux nourrissait son corps en le dimi- nuant'. Les déclamateiirs connaissaient même et citaient des pièces d'Ovide qui ne figurent pas aujourd'liui dans le recueil de ses œuvres complètes. Scaurus, qui ne laissait passer aucune sottise, entendait un jour un ancien préteur qui déclamait en se permet- tant des allusions d'une obscénité bête : aussitôt, il le fait taire par une citation d'Ovide. Or, cette citation se trouve dans les Prmyj^v'x, petits poèmes très libres sur le dieu Priape, attribués à divers auteurs '^ On le voit: Ovide doit beaucoup à l'école de dé- clamation, et l'école de déclamation doit beaucoup à Ovide. Elève, il emprunte auxessais de ses cama- rades, aux corrigés de ses maîtres, un grand nombre de traits brillants qu'il placera dans ses œuvres; poète célèbre, lu et étudié par les déclamateurs, il sera, par un juste retour, pillé pour les travaux 1. Amatoriis non artlbus lanlum sed sentenlils. — II. Bornecque traduit ingénieusement : « ... non seulement de ses traités, mais de ses traits sur l'amour ». 2. Excerpta Controvers., lib. III, vu, 2. — Métam., VIII, v. 877: Ipse suos artus lacero divfllere morsu Coepit, et infelix minuendo corpus alebat. 3. Controvers.. I, ii, 22 : Memini quemdam praetorium... cum declumuret : Novimus, inquit, istam maritorum abstinentiam, qui, etiamsi primam virginilnis timidis remisere noctem, vicinis tamen lacis ludunt. Audiehat illum Scaurus... Statiin Ovidianum illud : « Inepta loci » : et ille excidit nec ultra dixit. — Cf. Priupea (h la suite du Catulle de L. Mueller, Leipzig, Teubner, 1880), lll, V. 7 : Quod virf/o prima cupido dat nocte marilo Dum timet aUerins vulniis inepta loci. H6 LA JEUNESSE D OVIDE d'école; et, mises en prose, les sententiae Aqs Méta- morphoses serviront de parure aux essais des élèves qui auront succédé à Ovide sur les bancs de Técole et aux corrigés des rhéteurs qui auront remplacé dans leurs chaires Arellius Fuscus et Porcins Latro. Sénèque, qui, dans ce qui nous a été conservé des Controversiae, rappelle les succès d'Ovide, comme imitateur des maîtres, et sa gloire comme poète imité par les rhéteurs, n'oublie, et pour cause, ■ qu'une remarque, cependant nécessaire. En elTet, il a raison de critiquer le manque de sobriété du poète qui ne sait pas sacrifier un vers a etîet, ni s'arrêter à temps dans le développement d'un lieu coQimun. Mais il néglige de dire que ces défauts de l'élève des rhéteurs sont la conséquence naturelle de sa trop grande assiduité aux déclamations de Por- cins Latro et de ses trop grands succès dans la classe d'Ai'ellius Fuscus. Ovide restera jusqu'à la fin de sa carrière l'au- diteur de Porcius Latro et le disciple d'Arellius Fuscus. Les Héroïdes sont de simples siiasoriae ; les poèmes erotiques sont composés suivant les pré- ceptes des rhéteurs; dans les Métamorphoses, bien d'autres épisodes que \q Jugement des armes ap- partiennent à la pure rhétorique. Alors mémo qu'il plaide pour lui-même, alors qu'exilé à Tomes il supplie Auguste de mettre fm à sa relégation, le poète compose une Oratio pro domo, une Oratio pro aris et focis, exactement suivant la méthode qu'il employait pour déclamer dans la classe d'Arellius Fuscus la controversia sur le Serment des deux I LA JEUNESSE D OVIDE 117 ('poux ; il la pare des sententiac qu'il avait i)U recueillir au cours de Porcius Latro. On l'a, en effet, remarqué ^ : la longue Elégie de 578 vers qui forme à elle seule le deuxième livre des Tristes^ ce poème tout personnel de supplica- tions, n'est autre chose qu'une suasoria rigolireuse- ment compose'e suivant les formules de l'école. Arellius Fuscus en aurait fait avec satisfaction l'analyse suivante : ExoRDE (v. 1-26). — On demandera à Ovide pourquoi il continue à écrire des vers, puisque c'est à ses vers qu'il doit sa condamnation. Mais sa passion le force à recourir à la Muse, comme, après un naufrage, le matelot reprend la mer. D'ailleurs, Auguste, lui-même, n'a-t-il pas ordonné au.\ jeunes hommes de chanter des vers pour fléchir Phébus, aux ma- trones de chanter des vers pour fléchir Cybèle ? PROPOsrriON' (v. 27-28). — Puisse, à l'e.xemple de ces divi- nités, le très clément Empereur se laisser fléchir par les vers du poète ! Après ce début, remarquable par l'habileté des mœurs oratoires qui doivent lui concilier la bien- veillance de l'Empereur qu'il a comparé aux dieux, le poète commence son plaidoyer. ('u.NKniMAïio.\(v. 29-206). — Oviue est digne de la clémence iinjjériale. A. Allumions mythologiques à la dcincnrc de Jupiter [y,. 30-'oO). — Le (lieu aurait bientôt fait d'épuiser ses foudres, s'il les lançait contre tous les coupables. L'Empereur, qui est son dé- légué sur la terre, doit se montrer clément. Il l'est en effet : tout k monde connaît cette clémence d'Auguste qui s'est e.vercée sur des conjurés, des criminels de lèse-majesté. 1. Ehwald, Ad /listoriam carminum Ovidianorum i-ecen$ionem- rjue symliolae, pars 11 (Prorjramm des /lerzo'j lichen Gyinnasiuin Ernestinum zu Gotha). Gotha, 1892, p. 17-22. H8 LA JEUNESSE D OVIDE B. Défense cVOvide (v. ol-76). — La cause du poète est bien meilleure que celle de tous ces coupables à qui il a été par- donné. Ovide n'a jamais conspiré, il a fait des vers en l'hon- neur d'Auguste. Ces vers n'ajoutent rien à la gloire de l'Em- pereur, mais ils t'''moignent du dévouement religieux du poète au prince, dél«''gué de Jupiter parmi les hommes. C. Circonstances atténuantes (v. 77-102). — Les poèmes ero- tiques d'Ovide méritaient une punition. Mais que dire de l'ennemi perlide qui les a dénoncés et attaqués auprès de l'Empereur ? Qu'Auguste se souvienne de l'amitié qu'il dai- gnait accoi-der au chevalier romain Ovide. D. Aveux ; désespoir du coupable (v. 103-140). — C'est avec un habile usage des mœurs oratoires que l'exilé s'accuse d'avoir vu ce qu'il ne devait pas voir. Cette indiscrétion im- prudente a eu pour conséquence la ruine de sa maison qui, si elle n'était pas illustre, était du moins ancienne et connue par des siècles d'existence utile et honorable. E. Ronercicmcnts à Auguste pour ce qu'il a déjà fait. De- mande d'une grâccplus complète (v. 141- 206). — La clémence de l'Empereur a épargné au coupable, qui se repent.la mort ou l'exil et la confiscation des biens, qui en est la consé- quence. Auguste s'est contenté de le condamner à la relé- gation. Qu'il mette le comble à ses bontés en reléguant le poète dans une partie du monde moins inhospitalière. — Description déclamatoire du climat, des populations bar- bares, riveraines du Danube. Ces sauvages peuvent faire d'Ovide leur captif. Convieut-il à l'Empereur de tolérer cette chance de disgrâce indigne pour un rclcgatus, qui reste tou- jours civis llomanus Latio de sanguine natus ? Ili';i-LTAïio.N (v. 207-572). — Ovide ne demande qu'une at- ténuation de peine. L'Empereur, qui est si bon, peut par- donner à un citoyen qui n'est que relégué; sans se déjuger, l'Empereur peut le sauver. Quelle est donc la valeur des griefs qui ont fait condamner Ovide? Il y a deux chefs d'accusation. A. Une cause secrète ( v. 207-210). — C'est une ofl'ense in- volontaire. Personne ne la connaît bien ; il est donc permis à Auguste de l'oublier. n. La cause avouée, c'est la licence des carmina amatoria (v. 2H-;i72). Ici commence une défense adroite et subtile, LA JEUNESSE D OVIDE 119 tout à fait cligne de l'école de déclamation. Ces poèmes d'amour ne sont pas destinés à tous les lecteurs, surtout à toutes les lectrices. Pour ne pas être choquées, les matrones n'ont qu'à ne pas lire VAi't d'aimer qui est écrit, non pour les honnêtes femmes, mais pour les courtisanes (scripta solis merctricibufy Arte). D'ailleurs, la mythologie, qui ne fait pas rougir les matrones, oflre bieii des sujets scabreux. — Et, justifiant les reproches de Sénèque qui l'accuse de ne pas savoir s'arrêter à temps dans ses développements, Ovide s'attarde à des plaisanteries déplacées qui nuisent plutôt à sa défense. — Mais voici une longue justification fondée sur l'histoire littéraire et beaucoup plus utile à la cause du poète (v. 313-372). Dans quel poème ne trouve-t-on pas des épisodes d'amour coupable? l'Iliade, VOdyssée, la tragédie, la comédie abon- dent en immoralités. C'est une revue très complète, très do- cumentée et très spirituelle, qui commence à Homère pour ne finir qu'à Properce et à Tibulle. Seuls, les poètes vi- vants sont omis par convenance (v. 467 :... praoitantia candor Nomina vivoriandissiiuulare juhei). Aucun auteur n'a été puni pour des œuvres semblables à celles d'Ovide. Que dire d'ou. vrages moins littéraires, bien plus coupables que l'Art d'aimer ou les Amours, de ces mimes obscènes, de ces ballets scan- daleux qui n'ont jamais attiré le moindre désagrément à ceux qui les ont composés ? Par contre, en même temps que ces poésies légères, Ovide n"a-t-il pas publié des œuvres sé- rieuses, une épopée nationale, les Métamorphoses, où l'Empe- reur reçoit des éloges dignes de lui, où le sentiment patrio- tique est exalté ? Pkroraiso.n (v. o73-)J78 !. — Comme conclusion à ces divers développements, qui sont reliés par les formules de transition le plusen honneur dans larhétorique de l'école, le poète des Tristes termine par une rapide péroraison où il démontre que tous les arguments qu'il a exposés militent, sinon pour sa grâce entière, tout au moins pour une relégalion plus douce. Ce poème est la dernière siiasoria d'Ovide; le vétéran de rhétorique qui la composa avait environ soixante ans. Rédigée en prose et déclamée dans J20 LA JEUNESSE D OVIDE une séance de l'école, elle aurait eu un grand suc- cès; lue telle qu'elle a été écrite en vers élégiaques dans quelque réunion de recitationes jmblicae, elle aurait rallié les suiï"rages des critiques les plus sévères. Adressée à Auguste, la suasoria poétique ne persuada pas l'Empereur; Ovide, qui devait mourir en exil, put se convaincre, un peu tard, que 1h déclamation en prose et en vers ne réussit qu'à l'école des rhéteurs et dans les cénacles de lettrés. CHAPITRE V Après lécole. — Le choix dune carrière. — Ovide « homme des générations nouvelles ». — Sa vocation poétique. — Ovide cl son père. Si Ovide est resté toute sa vie le disciple fidèle des rhéteurs, il ne s'est pas attardé dans leurs écoles Il n'appartient pas à la génération de Mêla, ce iils de Séncque l'Ancien qui ne voulut jamais sortir de la classe de rhétorique, pas même pour aborder les tribunaux ; il n'appartient pas à la génération de Ju vénal qui ne cessa de déclamer en prose à l'école vers la cinquantième année, que pour recommencer à déclamer en vers dans ses Satires. Ovide ne tenait pas à devenir un avocat; son père ne voulait pas faire de lui un rhéteur de profession. Il n'y avait donc aucune raison pour que l'excellent élève, arrivé a l'âge de dix-huit ans, prolongeât son séjour dans les classes. Il avait suivi ses cours de rhétorique, il avait déclamé avec succès des controversiae dev uni ArelliusFuscus ; auditeur attentif de Porcins Latro, il avait longtemps écouté avec fruit les déclama- tions du maître. L'école ne pouvait plus rien lui 122 LA JEUNESSE D OVIDE apprendre. Le père et le fils étaient d'accord pour reconnaître que le temps venait de quitter les rhé- teurs; mais le désaccord s'élevait entre eux, quand il s'agissait de décider ce que deviendraitl'étudiant, ses études terminées. Séncque ne nous dit pas si c'est pendant qu'il était écolier qu'Ovide refaisait les vers de Varron de l'Atax; mais Ovide confesse lui-même qu'il écri- vait déjà des vers et qu'il avait l'ambition d'être poète. Le descendant de la vieille famille de chevaliers provinciaux avait la prétention nouvelle à son époque et dans son milieu de n'être qu'un littéra- teur. Ce souci d'une vie consacrée uniquement à la poésie est un des caractères de l'alexandrinisme. Sophocle avait été stratège et Thucydide avait servi pendant la guerre du Péloponèso ; non seulement les orateurs, mais les poètes eux-mêmes d'Athènes, étaient des hommes d'action qui se mêlaient à la vie politique : les poètes et les savants du Musée ne sont que des poètes et des savants. A Rome, jusqu'à la fin de la République, jus- qu'à la génération de Cicéron, de César et de Var- ron, tous les lettrés qui ne sont pas des esclaves ou des alîranchis usent du privilège, qui leur est donné par leur condition sociale, de prendre, part aux af- faires de l'Etat. Les plus anciens littérateurs n'étaient pas des citoyens. Le fondateur de la poésie latine, Livius Andronicus, prisonnier de guerre après la ruine de ïarente, sa patrie, est l'esclave, puis l'af- franchi d'un membre de la alulle avait montré Egée se tuant, parce qu'il croyait à la mort de son fils Thésée, qu'il aimait d'une art'ection toute maternelle. Enfin, un per- sonnage de cette Enéide que Virgile composait alors qu'Ovide était à l'école des rhéteurs, Evandre pleurait son fils Pallas avec une tendresse passion- née que les pères, dans ïl/iade, Pria m et Nestor, n'avaient pas eue pour leurs fils morts, Hector et Antiloque. Le père d'Ovide voulait détourner son fils de la carrière poétique. C'est une idée naturelle à tous les pères de toutes les époques : on ne connaît guère que le père de Chapelain qui ait voulu consacrer à la poésie dès l'enfance — on sait avec quel succès — le futur chantre de la Pucelle. Le père d'Ovide voulait faire de son fils un avocat, un orateur à qui l'éloquence ouvrirait le cursus honorum. Les pères, encore aujourd'hui, sont nom- breux qui croient fermement que l'école de droit — qui a remplacé l'école de déclarhation — con- duit à tout ; et les fils ne sont pas moins nombreux qui tiennent à s'évader le plus tôt possible de l'école de droit pour se consacrer tout entiers aux lettres. Le chevalier de Sulmone n'était pas assurément un ennemi de la culture intellectuelle, puisqu'il 132 LA JEUNESSE D OVIDE avait fait instruire ses fils par les maîtres les plus en renom. C'était, apparemment, un de ces pro- vinciaux instruits, mais un peu arriérés, qui en étaient restés aux idées contemporaines de Gicéron. Il admettait que les études purement littéraires ot poétiques ne sont qu'un moyen et non une lin, que l'on apprend l'art des vers, non pour devenir poète de profession, mais pour s'assouplir l'esprit, en vue des futures études d'éloquence et de droit, la lin dernière de l'éducation romaine au siècle d'Hortensius etde (licéron. Ildcvait répéter, comme le Laelius du De Re Publica: « Quant à ces études littéraires, si elles ont quelque valeur, ce ne peut être que pour aiguiser, que pour exciter en quelque sorte l'esprit des jeunes gens, alin de les rendre plus facilement capables d'études d'une importance majeure ^ » Le père du jeune poète devait rêver pour son fils la haute fortune de Gicéron, cette gloire de la famille des chevaliers d'Arpinum. Ovide pouvait opposer aux théories de son père des arguments victorieux : était-il possible à un jeune homme né en pleine guerre de Modène, entrant dans la vie politique sous le principal d'Auguste, de suivre la même carrière que ^/io;io^'^^s■ qui avait commencé à briguer les charges après la fin de la tyrannie de Sylla, alors que la République s'ouvrait aux jeunes ambitions, actives et intelligentes? Il est probable que le père se rendit aux objec- 1. Gicéron, De Re Publica, I, xviii, 30: Islae qiùdem artes, si modo uliquid valent, id valent itl paiiltim acuant et tanquam irri- tent ingénia puerorum, qiio faciUus posninl majora discere. LA JEUNESSE D OVIDE 133 tions du jeune candidat à la gloire littéraire. Enfant, Ovide n'avait pas été retenu dans la campagne paternelle de Sulmone, comme Caton le Censeur, qui avait dû passer sa jeunesse à labourer les cailloux de la Sabine; adolescent, il ne fut pas contraint davantage de prolonger inutilement son séjour à l'école de rhétorique, où il ne voulait pas compléter son éducation oratoire pour devenir avocat. L'étudiant comprenait qu'il n'était pas encore en âge, au sortir de l'école, pour faire ses débuts dans la société littéraire et mondaine. Le père, de son côté, savait que son fils n'avait pas encore l'âge requis pour entrer dans la carrière des honneurs oîi il désirait le pousser. Un emploi naturel s'offrait pour le temps qui devait s'écouler entre la sortie de l'école et l'entrée, soit dans la vie mondaine et littéraire qui était l'idéal du fils, soit dans la carrière administrative qui était l'am- bition du père : à la fin de la République et au commencement de l'Empire, le voyage à Athènes complétait l'éducation des jeunes Romains de bonne famille. Ovide ne se refusa pas à quitter Rome pour Athènes et l'Hellade, la patrie de ces poètes grecs dont il espérait devenir le rival latin. CHAPITRE VI Les voyages d'Ovide. — I. Le voyage à Athènes. — L'itinéraire de Rome à Athènes. — Le séjour à Athènes. — Rareté des paysages d'Attique dans l'œuvre d'Ovide. — Souvenir des légendes at- liques. — IL Le voyage en Asie Mineure. — Le pèlerinage en Troade. — Le poète Fompeius Macer. compagnon de voyage d'Ovide. — Les paysages d'Asie dans l'œuvre d'Ovide. Au temps où l'école de Rhodes, fondée par Eschine, brillait encore de tout son éclat, le jeune Romain, qui avait déjà étudié la pratique de l'élo- quence, allait se perfectionner dans les théories de l'art de bien dire auprès des successeurs du rival de Démosthène^ Cicéron fit, dans des circonstances particulières, le voyage traditionnel de Rhodes, après s'être arrêté à Athènes, ce qui était une innovation. C'était en 79 : âgé de vingt-huit ans, il avait déjà plaidé plu- sieurs causes. Ce n'était pas seulement un but litté- raire, mais aussi la crainte de la vengeance de Sylla, qui entraînait loin de Rome le défenseur de Roscius d'Amérie. Avant de passer à Rhodes et en Asie, Cicéron s'arrêta six mois à Athènes où il 1 1. Cicéron, TJ/'m/ha-, xi.i, l.il : Hhodum ille [Servius Suipiciuï pnifeclKii est, giiii melivr essel el docliur. I LA JEUNESSE DOVIUE 135 s'occupa de philosophie avec Antiochus, philosophe delà vieille Académie, et d'éloquence avec le rhéteur Démétrius'. En 79, Athènes, qui, à l'époque de Périclès, avait été l'école de toute la Grèce -, restait encore l'école du monde civilisé, le sanctuaire de toute culture intellectuelle \ quoique les maîtres illustres lui lissent défaut. Un des interlocuteurs des dialogues De Omtore, dont l'action est censée avoir lieu en 91, pouvait dire avec raison : A Athènes, dès longtemps, toute l'éducation littéraire des Athéniens eux-mêmes est morte; il ne reste plus dans cette ville que le domicile de savantes études dont les habi- tants se désintéressent, mais dont jouissent les étrangers, que séduit en quelque sorte le nom illustre et autorisé d'Athènes ''. L'omhre de ce grand nom inspirait aux lettrés un respect religieux qui a maîtrisé avec persistance l'àme romaine. Vers l'an 108 de l'ère chrétienne, Pline le Jeune écrivait encore à un de ses amis, Maximus, vi?' praelorius, chargé d'une mission extraordinaire auprès des villes d'Achaïe : Rappelle-toi que ta mission te désigne pour l'Achaïe, c'est- à-dire pour la véritable Grèce, la Grèce toute pure, où, selon l'opinion commune, la politesse, les lettres, l'agriculture elle- même ont pris naissance... Respecte les dieux qui ont fondé la Grèce, vénère les noms mêmes de ces dieux. Respecte l'ancienne gloire, la vieillesse elle-même de cette nation : 1. Cicéron. Bfutus, xci, 315. 2 Thucydide, II, xi.i. 3 Brutus, xcvii, 332: Domus est semper hahila doclrinae. i. Cicéron, De Oralore, III, xi. 43. 136 LA jel'nessl: d ovide vénérable chez les hommes, la vieillesse des villes est sacrée. Rends honneur à Tantiquilé, aux souvenirs héroïques, aux légendes mêmes... Souviens-toi que c'est à Athènes que tu vas, à Lacédémone (]ue tu établiras le siège de ton adminis- tration : Athènes, Lacédémone, deux villes auxquelles tu ne pourrais arracher l'ombre et le vain nom de liberté qui leur restent, sans faire preuve d'inhumanité, de férocité, de bar- barie '. Au moment où Ovide quittait l'école de déclama- tion, le pieux pèlerinage vers la pairie de la civili- sation, et surtout vers la ville par excellence de Fart et des lettres, était la consécration indispen- sable des études classiques d'un jeune homme de bonne famille. Il fallait, comme dit Horace, qui fit ce pèlerinage, que la bienfaisante Athènes ajoutât quelque chose à l'éducation reçue à Rome'. Parmi les poètes du siècle d'Auguste, nous ne connaissons guère que Virgile et Properce qui n'aient pas fait à Athènes leur voyage d'études. La guerre, sans doute, empêcha Virgile de quitter l'Italie : il se contenta d'aller aux écoles de Naples, qui était la ville la plus littéraire de la Grande- Grèce. La ruine de sa famille interdit à Properce de faire un séjour à Athènes 3. Quoique médiocre, la fortune paternelle permit à Ovide le voyage tradi- tionnel. « Jadis, dit-il, dans les Tris/es'', ^e me suis dirigé en étudiant vers Athènes. » L'autobiographie qui se trouve dans la dixième Eléijie du livre IV des Tristes ne nous donne aucun renseignement 1. Pline le Jeune, Leilres, Vlll, xxiv. 2. Ilor.'ice, Epîtres, 11, ii, v. 43. 3. IMessis, Eludes criliques sur Properce, p. 240. 4. Tristes, 1, ii, v. 77 : ... qitondam pelU sludiosus Allienas. LA JEU.NESSE D OVIDE 137 sur la date du départ d'Ovide : il est permis de sup- poser que c'est vers l'âge de dix-huit ans que l'élève des rhéteurs partit pour la Grèce. Depuis que la pax Romana faisait régner la sécurité dans toute l'étendue du monde soumis à l'Empire, les voyages étaient devenus aussi fré- quents que commodes. 11 était beaucoup plus facile à un citoyen romain, sous le principal d'Auguste, daller de Rome en Asie ou en Gaule qu'il ne le sera à M"" de Sévigné, sous le règne de Louis XIV, de se rendre de Paris à sa terre de Bretagne. A la fm de la République, la mer était libre de pirates, grâce à Pompée ; le réseau des routes était bien entretenu. César ne mettait que huit jours pour aller de Rome aux bords du Rhône. Quand les troubles civils furent apaisés, les routes de terre redevinrent sûres et des services réguliers de navires remirent les ports d'Italie en communication rapide avec ceux du reste du monde. Les voyages sur mer se faisaient pendant le prin- temps, l'été et les beaux jours de l'automne. A l'époque d'Auguste, alors que les cultes étrangers avaient déjà envahi le monde romain, la période propice à la navigation était inaugurée parune céré- monie curieuse, le Naviyium /.sis, que l'on célébrait le 5 mars, dans tous les ports de la Méditerranée". Dès l'aube du jour, à la lueur des tlambeaux, au chant des hymnes mystiques, au son strident des sistres etdes tympans, aubruit éclatant deslongues trompettes droites, la procession des habitants en 1. Apulée (Mclamarphoses, XI, v-vi) donne une description détaillée de cette cérémonie. 138 LA JEUNESSE BOVIDE vêtements de fête, et des serviteurs, portant les attributs et les images des dieux, descendait solen- nellement vers le port. En commémoration des voyages que la déesse égyptienne Isis avait faits à la recherche de son époux Osiris disparu, le grand- prêtre consacrait à Isis et lançait à la mer, après l'avoir arrosée de libations de lait, une barque {navigium) peinte à la mode égyptienne, chargée d'ornements et de marchandises. Quand la barque avait disparu à l'horizon, on déclarait la navigation ouverte. Elle se fermait le 11 novembre. Dès que les brumes de la lin de l'automne s'étendaient sur la mer, les navires se hâtaient de rentrer vers leurs ports d'armement; s'ils en étaient trop éloignés, on les lirait à sec sur quelque rivage étranger. Le moment était venu où la mer prenait ses quarliers d'hiver'. Pendant la saison des tempêtes hivernales, on ne voyageait sur mer que si des causes impérieuses le commandaient. A la (in de sa vie, Ovide a connu cette nécessité de s'embarquer en hiver sur les mers tempétueuses. Il rappelle, dans les Tristes-., qu'un ordre imprévu de relégalion le força de s'exiler en Scythie au milieu des rigueurs de décembre. Mais, en 25 avant Jésus-Christ, quand le jeune Ovide, heureux lauréat des écoles de déclamation, se préparait à un voyage d'études et de plaisirs, il pouvait choisir le moment de son départ. C'est au 1. Ilirmal mare (Elorace, Sa/ires, H, ir, y. H; Pline l'Ancien, Hislnirc Nfih/relle, H, xi.vir. 125. etc.'). 'H OâXafraa /£i[j.à^et. — Les mots lueitis et ytniMy signifient à la fois la tempéle et L Idvev. 2. Tristes, 1, xi. LA JEUNESSE D OVIDE 139 printemps ou en étéqu'il se mit enroule. On faisait par voie de terre la première partie du voyage, de Rome à Brindes, où l'on s'embarquait sur la mer Adriatique. C'était un trajet de 3()(» milles (533 kilo- mètres), qui durait de cinq à dix jours, suivant les moyens de transport dont on pouvait disposer. Dans un de ses poèmes écrits en exil, où il s'adresse à ses distiques élégiaques qui vont lentement, d'un pied inégal', Ovide leur dit : Quand vous aurez franchîtes plaines glacées de laTlirace, le Mont-Hémus, couvert de nuages, et tes Ilots de la mer d'Ionie, en moins de dix jours vous parviendrez à ta ville maî- tresse du monde, à supposer même que vous vous soyez bien peu tiàtés dans votre marclie -. Nous connaissons par Horace •' les étapes du voyage de Rome à Brindes, que le poète satirique fit très lentement en douze journées. Vêtus de leur costume de route, munis du long manteau ypaemila) et du capuchon contre la pluie [cKculliis)^ du large chapeau qui abrite du soleil [petasus)^ ceints de la zona où se trouve la bourse qui contient le vm/zVî^wz en pièces d'or, les voyageurs sortent de Rome par la Voie Appienne, « la reine des longues voies '' ». Construite de Rome àCapoucpar 1. l'onlù/iies, IV, V, v. 3:... nec vos pedibiis procedilis aeijuis. — Ovide, par ce mauvais jeu de mots, fait allusioa à l'inésalité de rhexamètroet du pentamètre qui composent le distique élégiaquc. 11 avait déjà dit dans les Amotn^s (111, i, v. "Ï-IÛ): '/ L'Elégie vint vers moi; ses cheveux parfumés étaient noués avec art; l'un de ses pieds, je crois bien, était plus long que l'autre: sa beauté était décente, sa robe des plus légères, son visage celui d'une amante. Le défaut même de ses pieds lui donnait de la grâce. » 2. Politiques, \\ , v, v. 5-8. 3. Horace, Suth-es, 1, v. 4. Stace, Silves, 11, ii, v. li : Appia longaruin... regiita vianon. 140 LA JEUNESSE D OVIDE le censeur Appiiis Claudiiis Caecus (312 av. J.-C), continuée par César de Capoue jusqu'à Brindes, le grand port de l'Adriatique, au temps d'Ovide, la Via Appia, large, très bien entretenue par les soins d'un ingénieur spécial [curator Viae Appiae)^ pavée de larges dalles jusqu'à la ville de Capoue, cailloutée de Capoue à Brindes, mettait en communication directe Borne avec la Grèce et l'Orient : de Borne à Brindes, ses dalles ou ses cail- loux étaient broyés par les roues des nombreuses voitures qui la parcouraient'. On faisait généralement à pied la première étape, de la porte Capène à la petite villed'Aricie (16milles romains; 23 kilomètres), au milieu des monuments funéraires qui bordaient des deux côtés la Voie Appicnne. Il est probable qu'Ovide s'arrêta dans la petite ville consacrée à Diana Aricia, l'épouse d'Ilippolyte, fils de Thésée, ressuscité sous le nom de Virbius, et qu'il alla visiter le lac fameux et le bois voisin où se trouvait le sanctuaire du Rex Neinorensiii — le « prêtre de Nemi » de Benan — cet esclave fugitif qui était le ministre ôe Diana Ari- cia jusqu'au jour où un autre esclave le tuait pour lui succéder, comme il avait tué lui-même son pré- décesseur. Ovide, qui se fera l'historien de la légende d'Iiip- polyte-Virbius-, se souvient peut-être de son voyage de jeunesse, quand il décrit le sanctuaire de Diane où, pendant les fortes chaleurs de l'été, les femmes romaines vont en pèlerinage : 1. l'ontiques, 11, \ii, v. 44. "2. .Mi'lamorphoses^ X^', v. 487-MU). LA JEUNESSE D OVIDE 141 Dans la vallée d'Arioie, entouré d'une forêt épaisse, il est un lac, objet sacré d'un culte antique. C'est là que se tient caché Hippolyte, lui qui fut mis en pièces par la folie furieuse de ses chevaux : aussi l'accès de cette forêt n'est-il permis à aucun cheval. Des bandelettes sont suspendues comme un voile au long des buissons, et plus d'un tableau votif est placé en l'honneur de la déesse qui a mérité cet hommage. Souvent, ses prières exaucées, le front ceint d'une couronne, une femme y vient, portant depuis Rome des torches étince- lantes. Le royaume de ces bois appartient à un homme aux mains robustes, aux pieds agiles. Pour légner, il a tué : à son exemple, c'est celui qui l'aura tué qui régnera après lui '. Les femmes qui allaient en pèlerinage au bois d'Aricie ne songeaient pas seulement aux cérémo- nies sacrées. Dans 1'^// d aimer ^ Ovide conseille aux jeunes gens qui cherchent aventure de fréquenter les environs du sanctuaire : Voici dans les bois le temple de Diane Suburbaine et ce royaume qu'une main criminelle acquiert par la force du glaive. Comme la déesse est vierge, comme elle hait les traits de Cupidon, elle s'est plu à faire bien des blessures, elle se plaira à en faire bien d'autres-. Après avoir quitté Aricie, les voyageurs montent en voiture; ou bien, de Forum Appii jusqu'à Feronia, ils peuvent prendre le bateau trainé par des mules, qui les conduit sur le canal de dessèchement des Marais Pontins. Après avoir dépassé Terracine et le temple de Jupiter Anxur, la Voie Appienne passe entre des endroits célèbres, Formies et la villa de Cicéron, Minturnes et le marais oi^i dut se cacher 1. Vastes, m, V. 263-272. 2. AH d'aimer, I, v. 239-262. 142 LA JEUNESSE D OVIDE Marins proscrit; elle touche à la mer Tyrrhénienne devant Sinuesse, la dernière ville du Latium, et pénètre enCampanie pour traverser le sud de l'Ita- lie jusqu'au g'oll'ode Tarente et jusqu'à la mer Adria- tique. Quand il raconte, dans les Mêtamorplioses^ l'arrivée du navire qui amène le guérisseur Escu- lape vers le Latium dévaste par la peste, Ovide donne un souvenir à toutes ces localités oii il avait passé, alors qu'il commençait son voyage vers la Grèce : I^e dieu passe en vue de Sinuesse, abondante en blanches colombes, devant les marais de Minturnes aux miasmes fu- nestes, devant Caiète oii Énée ensevelit sa nourrice, devant Formies, la ville d'Antiphate, devant Terracine qu'assiège un En Campanie, la Voie Appienne passe par Capoue et par Bénévent, descend les plaines du Samnium jusqu'à Tarente, puis traverse en ligne droite jus- qu'à Brindes les campagnes de Messapie oi^i se trou- vait jadis une grotte obscurcie par d'épais ombrages, humide d'une légère rosée, mystérieuse retraite des Nymphes". Brindes était le terme d'un voyage de quelques jours, facile pendant la belle saison, assez rapide quand les voyageurs pouvaient faire les dépenses nécessaires. Assurément, la route semblait pénible aux pauvres gens qui allaient à pied, portant leurs provisions, buvant l'eau des sources auprès des- quelles ils s'arrêtaient pour leurs maigres repas, 1. Mi'lninorphoses, XV, v. 115-717. 2. Mëlatno7'jj/ioses. XIV, v. 513-516. LA JEUNESSE D OVIDE 143 couchant à la belle étoile, enveloppés de deux manteaux, dont l'un servait de matelas et l'autre de couverture. L'excursion était commode pour les gens riches, étendus dans les confortables voi- tures de voyage où l'on pouvait lire, écrire, jouer aux dés, prendre les repas et dormir. Les jeunes gens qui voyageaient en étudiants, comme Ovide, usaient simplement de voitures et de chevaux de louage. Ils s'arrêtaient pour manger et pour coucher dans les auberges, qui étaient géné- ralement médiocres. Horace se plaint amèrement, du vacarme, de la fumée, des mauvaises odeurs, des puces et des punaises qui l'ont gêné dans les hôtelleries où il a fort mal diné et où il lui a été impossible de dormir pendant son fameux voyage à Brindes. Mais il exagère, sans doute; et d'ail- leurs, à partir de Bénévent, il ne suivait plus la Voie Appienno. Les auberges de Villa Trivici, de Canusium,de Rubi,de Bariumde Gnatia pouvaient être beaucoup plus médiocres que celles qui bor- daient « la reine des longues voies ». A Brindes, les navires en partance étaient tou- jours nombreux, pendant la saison de la naviga- tion. C'était un mouvement, une animation, une vie intense sur ces quais encombrés de marchan- dises qu'on embarquait et qu'on débarquait, où s'agitaient des gens de tous les pays, vêtus de tous les costumes nationaux, s'interpellant dans toutes les langues. De Brindes à Athènes, on avait le choix entre deux itinéraires. On pouvait passer à Dyrrachium en lUyrie : la traversée ne durait qu'un jour, si la 144 LA JEUNESSE D OVIDE mer était calme et le vent favorable' ; le gros temps l'allongeait du double^. Mais, de Dyrrachiiim à Âtbèaes, le voyage était long et pénible par l'IUyrie, la Macédoine, la Thessalie, la Phocide et la Béotie, où l'on ne trouvait ni route bien entretenue, ni moyens réguliers de transport. Aussi, le plus souvent, on allait de Brindes à Athènes par la voie de mer, moins pénible et moins longue. Quelquefois, on passait par le golfe de Corintlie : alors on débarquait à Léchée, port de Corinthe, au fond du golfe; on traversait l'isthme et on se rembarquait à Cenchrées, l'autre port de Corinthe, sur le golfe Saroniqne. C'est ce que fit Ovide, quand il se dirigeait vers la Scythie où il était relégué. Après avoir traversé l'isthme resserré par deux mers, il prit à Cenchrées, port de Corinthe, son second vaisseau d'exil, qui fut le guide et le compagnon lidèle de sa fuite précipitée, jusqu'à Tcmpyra, port de Thrace\ On faisait aussi, très fréquemment, la circumna- vigation du Péloponèse. Pour se rendre à Athènes, Ovide a probablement passé en vue du capTénare, de l'ile de Cythère battue parles flots ^; de Malée, le promontoire creusé par des golfes dangereux'^; son navire a fait route parmi la plupart de ces Cyclades dont le poète devait rappeler les noms dans ses œuvres : Cimolos au sol crayeux, Siphnos, Oliaros, Paros, célèbre par ses marbres, l'humble Myconos, 1. Cici'Ton, Epiai, ad Alticum, IV. i, 4. 2. CictTon, Epist. ad Einniliares, XVI, ix, 1. ;i. Tristes, I, x et xi. 4. Amours, II, xvii, v. 4: ... fluctu puisa Cijlhera. 5. Amours, 11, xvi, v. 24: ... vestros, curva Malea, sinus. LA JEUNESSE D OVIDE 14b l'opulente Syros, Gythnos, la plate Séiiphos, Gya- ros, Te'nos, Andros ' , et l'île, séjour autrefois célèbre des Nymphes de Corycie, l'île entourée par les flots de la mer Egée, qui se nomme Céos '-. Il a longé le cap Sunium, exposé aux flots, et il est parvenu à Tasile sûr offert par le golfe du Pirée\ Alors que la terre d'Attique apparaissait loin- taiue, le chœur d'OEclipe à Colone devait chanter dans la mémoire érudite d'Ovide : « 0 étranger, te voici dans un séjour qui est le plus délicieux de ceux de la terre habitée^ ! » Le jeune étranger a-t-il pénétré au fond des verdoyantes vallées où gémissent en foule de mélodieux rossignols, habi- 1. Métamorphoses, VII, v. 463 et suiv. Catalogue des iles qui ont accordé ou refusé leur concours à Minos. roi de Crète, préparant la guerre contre Egée, roi d'Athènes. Enrico CocchiafLa (ieognifia nelîe Metamorfosi dOvidio, Napoli, 1896. p. 9. note 2) fait remarquer que Vhumilis Mijconos des Métamorphoses était la celsa Mijconos de VEnéide (III, v. 76). Je suppose qu'Ovide, qui a visité la Grèce et les iles, avait ses raisons pour corriger Virgile. Myconos possède bien une montagne (Pline, .Y. //., IV, xir, 22 : Mijconos cuin monte Dimaslor. mais Benoist remarque avec raison que « les poètes appellent élevées même les iles basses, ne considérant que l'émi- nence qu'elles forment au-dessus de la mer » (note au vers 76 du livre 111 de VEnéide). Ovide note l'aspect de l'Ile, tel qu'il la vu de la haute mer. — Métamorphoses, V, v. 251 et suiv. lies de la mer Egée au-dessus desquelles passe Minerve qui se dirige sur un nuage de Sériphos à Thébes en Béotie : VII, v. 4G4, ... ptanamque Seriphon. « Improprio é anche l'appellativo di plana dato a Sériphos. » (Cocchia.) Cf. Ciris, v. 477: ... semenlifernmque Seriphon (Scaliger conjecture serpentiferam ; d'autres critiques, amomiferam, oi\u,i\}.'j'i , plante odoriférante ; salutiferam, etc.). L'île de Sériphos n'était qu'un rocher nu [saso Seripho, Tacite, Annales. IV, xxi), de petites dimensions [parva Seriplio, Juvénal, Salir., VI, v. o64 : X, v. 170). Strabon constate que cette ile est, de sa nature, fort rocailleuse (X, v, 10), — Vue de la haute mer, Sériphos apparaît plana aux yeux d'Ovide, qui ne distingue pas les aspérités des rochers peu élevés. 2. Héroïdes. XX, v. 221-222. 3. Fastes, IW v. ri63: Snniun e.ipositnm, Piraeague tuta recessii. 4. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 668 et suiv. 10 146 LA JEUNESSE D OVIDE tants du sombre lierre et du bois sacré de Diony- sos? A-t-il parcouru les prairies où la roscc fait fleurir le safran aux retlets dorés et le narcisse aux belles grappes, antique couronne des deux grandes déesses, Déméter et Perséphoné? S'est-il assis à l'ombre de l'olivier au pâle feuillage, l'arbre d'Athéné, la déesse aux grands yeuxétincelants, ou aux bords du Céphise, qui fournit une eau intaris- sable dont le cours serpente à travers la plaine qu'elle féconde? Dans aucun de ses ouvrages, Ovide ne nous fait confidence des impressions qu'il a ressenties à la vue des paysages de l'Attique. D'ailleurs, on ne se représente pas l'élève des déclamateurs, le futur poète de VArt d'ahner, ému de l'émotion religieuse qui domine Renan faisant sa fameuse prière sur r Acropole; il n'est pas assez philosophe pour se sentir, comme Sénèque, en présence de la divinité, quand il s'enfonce dans un bois sacré, forme de vieux arbres de haute futaie dont la masse touffue ^ cache la voûte des cieux *. On a remarqué avec raison la différence profonde dans le sentiment de la nature chez les anciens et chez les modernes. C'est en notre xix" siècle que s'est développée et exagérée cette passion descriptive des sites roman- tiques. Friedlaender le dit fort bien : « Ovide vit Rome pour la dernière fois par un beau clair de lune ; or, tandis que tout poète moderne doue comme lui n'eût pas manqué de s'arrêter à l'image de la grande ville ainsi éclairée, c'est à peine si le 1. Sénèque, Lettres à Lucilius, xi.i. LA JEUNESSE D OVIDE 147 poète en l'ait la remarque en passant, lui qui n'en linit pas sur les larmes versées quand il prit congé des siens '. » Les descriptions de l'Attique sont rares dans les œuvres d'Ovide. A propos de la légende de Céphale et de Procris, YArt d'aimer donne un joli paysage de la campagne du ^lont-Hymette : Auprès des coteaux du Mont-llymette, resplendissants de fleurs éclatantes, est une fontaine sacrée; la terre amollie se recouvre d'un gazon vert. Une foule de petits arbres forment une forêt peu élevée; l'herbe disparaît sous les ar- bustes; le l'omarin, le laurier et le myrte sombre y con- fondent leurs parfums; le buis touffu, les frêles tamarix, les minces cytises, les pins cultivés ne manquent pas au bocage. Aux douces haleines du zépliyre et de la brise salutaire, tous ces feuillages et le sommet des herbes frémissent légère- ment-. Les Métamorphoses décrivent la broderie de Minerve, appelée à un concours inégal par la Lydienne Arachné, qui, dans son fol orgueil d'excellente ouvrière, a osé défier la déesse : Pallas représente la colline consacrée à Mars dans l'en- ceinte fortifiée de Cécrops et l'antique débat qui s'éleva pour donner un nom au pays. Autour de Jupiter, les douze dieux du ciel, revêtus d'une auguste majesté, siègent sur des trônes élevés. Le nom de chacun d'eux est comme inscrit par l'image de ses traits : en Jupiter, on reconnaît le roi. Pallas montre le dieu des mers debout, frappant les durs rochers de son long trident, faisant bondir de la blessure des rocs entrouverts un farouche coursier, témoignage de 1. L. Friedlaender, Mœurs romaines du rèr/ne iVAuçjUsle à la fin des Anlonins, traduction lran<;aise, t. II, p. 494. Paris, 1867. — Voir tout le ctiapilre sur Le Senlinienl de lu nature, p. 472-4U7. 2. Art d'aimer, III, v. 087-09 i. 148 LA JEUNESSE D OVIDE sa puissance, en vertu duquel il revendique l'honneur de donner son nom à la ville. La déesse se représente elle- même : elle s'attribue le bouclier, la lance à la pointe acérée ; elle couvre sa tète d'un casque ; elle place devant sa poitrine l'égide qui la protège. La pointe de sa lance frappe le sol d'où Jaillit, tout couvert de baies, l'olivier au pâle feuil- lage. Les dieux sont saisis d'admiration et la victoire con- sacre l'œuvre de Pal las'. C'est une description (rès soisjnée et très réussie (l'un épisode de l'iiistoire mythologique d'Athènes: Ovide excelle en ce genre. iMais il n'était pas besoin d'avoir séjourné dans la ville de Minerve pour exécuter ce tableau oîi rien n'a rapport au paysage d'Athènes et à la campagne attique. Les Mélainorphost's l'ont une place importante aux légendes de l'Attique; chacune de ces légendes pouvait donner occasion à des descriptions du paysage qui en est le théâtre : toutes ces descrip- tions sont esquivées. L'envieuse Aglaure, lille de Gécrops, est changée en rocher : le poète se con- tente de dire que cette métamorphose, dont tous les événements sont longuement expliqués, a lieu dans le pays cher à Minerve, oîi sont les champs de ^lunychie et les ombrages du Lycée bien cul- tivé-. Le tyran de Scythie, Lyncus, demande quel est son nom, quelle est sa patrie au héros labou- reur Triptolème, qui s'est associé aux travaux de Cérès. Le compagnon de la déesse de l'agriculture répond, sans ajouter aucun détail sur sa ville na- tale : <' Ma patrie, c'est l'illustre Athènes etTrip- 1. MclcDiiurphoses, VI, v. 10-82. 2. Mrlumorpkoset:, 11. v. 701)-710. LA JEUNESSE D OVIDE 149 tolème est mon nom^ » Oreithyia, fille du roi d'Athènes, était rebelle à l'amour du vent Borée : Déployant au sommet des montagnes sa robe qui sou- lève des tourbillons de poussière, Borée balaie la terre, et, couvert d'un nuage épais, il embrasse dans ses ailes sombres la tremblante Oreitliyia-. Apollonios rappelait que le dieu avait enlevé l'Erechléide Oreithyia, « alors qu'elle tournait dans un chœur de danse auprès de l'Ilissos'^ ». En citant rilissos, le poète alexandrin indiquait le motif d'une jolie description de la campagne at- tique; cette description ne se trouve pas dans les Mé/amnrp/wscs, où il nest rien dit des paysages de rilissos et du Céphise. Le séjour de Médée chez Elgée, roi d'Athènes, ne donne lieu à aucune des- cription de la ville ou de ses environs''. Hippolvte dit son itinéraire : Chassé d'Athènes par mon père Thésée, mon char me con- duisait vers Trézène, ville de Pitthée, et déjà je côtoyais les rivages de la mer de Corinlhe quand les Ilots se soule- vèrent-'... Le monstre, cause de la mort du jeune héros, est longuement décrit ; le décor de cette sanglante tragédie n'est pas même indiqué. Le poète mythologue a des légendes attiques une 1. Métamorphoses, V, v. 6.j2-6o3. 2. Métamorphoses, VI, y. 10a et suiv. .3. Arqouaii tiques, I, v. 221. 4. Métamorphoses, VII, v. 398-4.=î2. o. Métamorphoses. XV, v. f)06-."i08. 150 LA JEUNESSE D OVIDE profonde connaissance qu'il n'avait pas Jjesoin d'aller chercher en Grèce; le poète descriptif ne s'inquiète pas de tracer le moindre dessin du pays cher à Minerve. Il est peu probable qu'Ovide se soit éloigné d'Athènes pour voyager dans la Grèce continentale : tout au moins, il en ignore complè- tement la géographie, et il ne semble connaître que d'une manière très vague les régions on se passe l'action de certaines légendes mises en scène dans les M f'tanîorphoses. Ainsi, quand Tht'sée, qui a pris part à la fameuse chasse du sanglier tué par Méléagrc, revient de Calydon, ville des (furètes, sur les bords de l'Evénos, et prend la route d'Athènes, Ovide montre le héros forcé de s'arrèler devant l'obstacle que lui opposent les eaux du fleuve Achéloos gonllées par les pluies d'orage'. Mais l' Achéloos, qui prend sa source dans la chaîne du Pindc et qui va se jeter dans la mer Ionienne, après avoir coulé du nord à l'ouest, sé- pare l'Etolie et l'Acarnanie; Tliésée aurait eu à le traverser pour aller vers la mer Ionienne. Se diri- geant à l'est vers la mer Egée, il ne pouvait ren- contrer sur sa route un fleuve dont le cours est à l'ouest de son point de départ. Au demeurant, Ovide ne nous dit pas combien de temps il resta à Athènes et ce qu'il y lit. La vie des étudiants romainsà Athènes nous est inconnue. Horace semble donner à entendre qu'il s'y occupa, (|uant à lui, de chercher la vérité dans les jardins d'Académus, sans beaucoup se soucier de l'y trou- 1. Mé/diiiovphoses, Vlll,v. .■)49-o50. LA JELISESSE D OVIDE 151 ver'. Nous n'avons de renseignements précis que sur un mauvais étudiant en philosophie, Marcus Tullius, fils de Cicéron, qui passa son temps à boire en compagnie de son précepteur, un misérable Grec nommé Gorgias, dépensant en excès de toutes sortes la belle pension de lOU.UOO sesterces (environ 20.0U(J francs) que lui faisait son père, trouvant encore moyen de s'endetter. Marcus revint d'Athènes ivrogne accompli. Plus tard, il préten- dait venger son père mis à mort par Antoine, en se montrant meilleur buveur que le triumvir, qui avait cependant une jolie force dans la science de boire. Le fils de Cicéron aflirmait sa maîtrise en ab- sorbant d'un seul trait deux congés — à peu près (:> litres — de vin^ On a tout lieu de supposer qu'Ovide n'a pas suivi l'exemple du jeune Cicéron. Après avoir séjourné plus ou moins longtemps à Athènes, il était d'usage de passer par l'Asie Mineure pour rentrer à Rome. Le poète nous apprend qu'il fit ce voyage; au mo- ment de partir pour l'exil, il réunit dans un môme souvenir son séjour à Athènes et son excursion en Asie : Je mets à la voile, et ce n'est pas pour me rendre à Athènes où je me suis autrefois rendu, jeune étudiant. Ce n'est pas pour aller vers les villes d'Asie, pour parcourir toutes les contrées que j'ai déjà visitées-'. 1. Horace, Epifres. II. n, v. 45. 2. Pline l'Ancien. .Y. H.. XIV. xxn. 3. Tristes, I, n, v. 77. h' Ovide de hi collection Lemaire reproduit encore une note des vieilles éditions, empruntée à la Vila ex ve- tus/o codice Pomponii Laeli : « Opjiida non Asiae. Meruit enim sub M. Varrone et cum eo in Asiam est profectus. » Le voj-age d'Ovide en Asie ne se rattache à aucune expédition militaire. On verra que le poète ne fut pas soldat. 152 LA JEUNESSE D OVIDE A propos des fêtes de Vesta, les Faste fi donnent des renseignements sur ces villes d'Asie, déjà visi- tées par Ovide : Le reste de la UJgende, je le sais depuis les années de mon enfance, mais ce n'est pas une raison pour que j'omette de le rappeler ici. Le petit-fils de Dardanus, Ilus, venait de construire les murailles d'une ville nouvelle ; flus possédait encore les plus grandes richesses de l'Asie. La tradition rap- porte que, du haut du ciel, une statue de Minerve armée bondit sur les collines de la ville fondée par Ilus. J'ai pris soin de voir l'endroit où ce prodige a eu lieu. J'ai vu le temple et la place. Mais la statue a survécu à la ville, et cette statue de Pallas, c'est Rome qui la possède ^ C'est dans les années de son enfance {puerilibiis annis) qu'Ovide a appris la légende à l'école ; devenu jeune homme, il a voulu profiter de son voyage en Asie Mineure pour parcourir la Troade et visiter le lieu môme qui avait été le théâtre du prodige. Depuis quelepuhlic lettré connaissait les grandes lignes de V Enéide en préparation, la Troade était devenue un vrai but de pèlerinage national pour les Romains. Ils se rendaient en foule à la Nouvelle- llion, petite bourgade habitée par des Grecs Eoliens, qui passait pour avoir été construite surremplace- ment de la sainte llion. Au temps d'Auguste, la légende de la fondation de la Nouvelle-llion était définitivement constituée-. On disait qu'aussitôt après le départ des Achaïens llion avait été rebâtie par des réfugiés troyens. Cédant aux j)rières d'IIécube et d'Andromaque, 1. Fastes, VI, v. '^17-424. 2. Str.ibon (XIII, i, 25-28) r.iconte la légende, mais il en dé- montre la vanité. LA JEUNESSE D OVIDE 153 Pallas-Athéné consentait à rester la déesse tutélaire de la nouvelle ville. A la suite de sa victoire du Gra- niqiie, Alexandre était allé à Troie otTrir un sacritice à Pallas. Dans le temple de la déesse, on lui avait montré la lyre de Paris et les armures des héros homériques. Le conquérant était parti en accordant de grands privilèges à llion, désormais autonome et exempte d'impôts. Après la mort d'Alexandre, Lysimaque, roi de la Thrace et des pays riverains du Pont-Euxin, avait pris d'ilion un soin tout par- ticulier. En 190, Antiochus le Grand fut battu à Magné- sie, en Lydie, par Scipion l'Asiatique : les Romains commencèrent à pénétrer en Asie Mineure, particu- lièrement en Troade. La légende d'ilion, considérée comme métropole de Uome, devint pour les Romains une légende nationale. Les voyageurs de distinc- tion allaient faire des sacrifices dans les temples de Troie : à beaucoup d'entre eux, avant Ovide, on avait montré, dans le sanctuaire de Minerve, la place oi^i se trouvaitla statue de la déesse, et, dans la plaine, les tombeaux des héros de la guerre de Troie, celui surtout de Protésilas où Un prodige se manifestait: sur le tertre qui recouvrait lecorpsdu premier des Achaïens débarqué des navires et tué par les Troyons, des arbres avaient été plantés qui se desséchaient dès que leur faîte arrivait àla hau- teur d'oi^i l'on pouvait découvrir Troie dans le loin- tain ; puis ils reverdissaient, recommençant h grandir pour se dessécher de nouveau ^ La légende i. Pline rAncien, .V. //., XVI, i.xxxviii. 1j4 la jeunesse D OVIDE de Troie était devenue une religion officielle au temps dos empereurs qui descendaient de Jules Cé- sar. A en croire Lucain, César lui-même, après la bataille de Pharsale, se détourne de son voyage vers l'Egypte où il va poursuivre Pompée, pour visiter les ruines de Troie, y établir des autels, y faire des sacrifices aux dieux dTlion et de Rome^ Nous savons par les Commentaires de César ^ que ce pèlerinage à Troie est une imagination du poète; mais il est permis de supposer que, si V Enéide avait été pu- bliée au temps de la bataille de Pharsale, César se serait détourné de sa route pour aller à Troie faire ses dévotions au niimen de la ville, mère de Rome. En l'an 53 après Jésus-Christ, sous le consulat de D. Junius Silanus et de Q. Haterius, l'empereur Néron prononçait devant le Sénat un grand discours, à la suite duquel il obtenait l'immunité complète do tout impôt pour les habitants d'ilion considérés comme ancêtres des Romains 3. En Tan 18 après Jésus-Christ, le grand-père de Néron, Germanicus César, père d'Agrippine, avait fait un voyage dont les étapes indiquaient bien quels étaient les endroits de la Grèce qui devaient solliciter l'attention d'un lettré appelé à recueillir la succession de Tibère, son père adoptif^. Germanicus visita Actium, Athènes, l'Eubéc, Lesi)os, les villes de Thrace, nie de Samothrace, llion, « vénérable, parce que 1. Lucain, De Bello Chùli, IX, v. 9.j0-091. '2. On sait par le De liello Clvili de César (III, eu et civ) que le vairuiueur de Pharsale, uniquement occupé de poursuivre Pompée, lonj,'ea le littoral de la Troade, sans s'y arrêter, et ne fit relâche qu'à phèse. .3. Tacite, Annales, XII, lvih. 4. Tacite. Annulen, 11, lui-liv. LA JEUNESSE D OVIDE 155 Rome en tirait son origine », la cote d'Asie, Colo- piion en lonie et Claros, où il consulta l'oracle d'Apollon. Ovide, après avoir quitté Troie, fit à peu près le même voyage que Germanicus devait faire une quarantaine d'années plus tard. Il avait un compa- gnon, un guide pour visiter l'Asie. Bien longtemps après, alors qu'il était relégué en Scythie, posté- rieurement à l'an n de l'ère chrétienne, il éprou- vait un plaisir douloureux à rappeler à son ami Macer, dans une lettre envoyée des bords du Pont, les vieux souvenirs de cette agréable promenade en Asie qu'ils avaient faite ensemble vers l'an 25 avant Jésus-Christ : Tu étais mon guide, ô Macer, quand nous avons visité les superbes villes de l'Asie ' 1 On s'est demandé quel ('lait le guide du jeune poète ; on connaît, en elTct, à l'époque d'Auguste, divers personnages du nom de Macer. Ovide lui- même cite Aemilius Macer parmi les poètes entrés avant lui dans la carrière, avec lesquels il a eu l'honneur d'être en rapports à ses débuts : Souvent — dit-il — souvent, Macer, poète plus Agé que moi, m'a lu ses Oiseaux, son poème sur les Serpents dont le poison tue, son poème sur les herbes qui guérissent-. Aemilius Macer de Vérone, ami de Virgile'*, 1. Politiques, H, x, v. 21. 2. Tristes, IV, x, v. 4.3-44. .3. D'après Servius, Mracer, dans Vlîfilor/ue ]' de Virgile, serait désigné sous le nom de Mopsus. 156 LA JEUNESSE D OVIDE poète didactique, imitateur de Nicandre et comparé par Quintilien à Lucrèce', avait composé une Or- nithogotna, des Tlierinca^ un poème botanique De Her/ns, que Pline l'Ancien cite parmi les sources des livres IX, X, XI et XVII de son Histoire Natu- relle. Mais la Chronique ào, saint Jérôme note à Tan 15 avant Jésus-Christ la mort en Asie de Ma- cer, le poète de Vérone : ce n'est donc pas k lui qu'Ovide exilé pouvait adresser une de ses Pon- tiqiies -. C'est à un poète épique nommé Macer que cette lettre était adressée : Tu chantes ce que l'éternel Homère a laissé à chanter : tu veux que la dernière main soit mise à l'histoire des guerres troyennes''. Une Eléf/ie des Amours était adressée à Macer : alors qu'il composait lui-même son poème sur la guerre de Troie, Ovide travaillait à ses Héroïdes : Pendant que tu conduis ton épopée jusqu'à la colère d'Achille, pendant que tu revêts de leurs premières armes les héros conjurés, moi, ô Macer, je me repose dans l'ombre chère à l'indolente Vénus, et le jeune Amour brise l'impé- tuosité qui aurait pu oser une grande œuvre ''. A la fin de cette pièce, Ovide remarque cepen- dant que ses propres Hero'ides traitent souvent les mêmes sujets que l'épopée de Macer : il a ima- i. Quinlilien, Insiitu/. Oral., X, i, 36 et 87. 2. Sur Macer, voir R. Lnger, De Aernilio Macro Xicandri imita- lore, Friedlaad, 1845. 3. Pon/ic/ues, 11, x, v. 13-14. 4. Amours, II, xvui. v. 1-4. LA JEUNESSE D OVIDE i57 giné des lettres de Laodamie à Protésilas, de Paris à Hélène, d'Hélène à Paris; Macer met en scène les mêmes personnages : Tu ne prends pas, ù Macer, les précautions convenables h un poète (jui chante les combats. Au milieu des travaux de Mars, tu ne crains pas de parler des flèches d'or de l'Amour. Voitu Paris et son amante adultère : c'est l'illustre grief qui a causé la guerre de Troie. Voici Laodamie, compagne dans la mort de son mari qui n'est plus. Si je te connais bien, tu traites ces épisodes d'amour aussi volontiers que les faits de guerre, et, de ton camp, tu passes souvent dans le mien'. L'auteur des Pontiqurs donne à son ami le nom de poète d'Uion, lliacus Macer-. Tous les rensei- gnements fournis par Ovide sur Macer prouvent qu'il était l'auteur d'un poème anté-homérique, imité des cycliques, qui commençait au rapt d'Hé- lène, et qui, après avoir raconté le départ pour Troie des Acliaïens conjurés, la mort de Protésilas et les événements des premières années du siège, s'arrê- tait à lu colère d'Achille, sujet de VIliade homé- rique. Le poète épique Macer était un Asiatique d'ori- gine, il se nommait r*ompeius Macer; il avait pour grand-père un intime ami de Pompée, Théopliane de Mitylène, historien célèbre, homme politique éminent qui, au dire de Strabon, était le Grec le plus illustre de son temps-^. Grâce à son influence sur Pompée dont il écrivait l'histoire, le citoyen de 1. Amours, 11, xvni, v. 3o-40. 2. Politiques, IV, xvi, C. 3 Stra])on, XIII. ii, 3. — Voir sur Théopliane de Mitylène, dans les fnscriptiones f/rripcae insulurum Maris Aeçjei {{. Il, Berlin, 1899), les n" 235, 236 el 231. 158 LA JEUISLSSE d'oYIDE Mitylèiic obtint que le vainqueur de iMilliridate épargnât les Lesbiens, coupables d'avoir suivi le parti du roi du Pont; de plus, Pompée accorda à son historien le droit de cité romaine dans une circonstance solennelle : c'est devant ses troupes qu'il passait en revue qu'il déclara Théophane de Mitylène citoyen de Rome'; le petit-fils de Théo- phane reçut le nom de bienfaiteur de son aïeul : ce fut le poète épique Pompeius INIacer -'. On sait que l'étranger qui entrait dans la cité romaine conservait son nom comme cognomen et prenait le praenomen et le gentiliciinn des protec- teurs qui avaient été comme ses parrains. Quand le poète Archias devient citoyen romain, il se nomme Aulus Licinius Archias : Aulus est le pnw- nomcn de quelque patron dont Archias voulait se déclarer publiquement l'obligé; Licinius est le genlilicium de la gens, Licinia à laquelle appar- tenaient les LucuUus, protecteurs principaux du poète d'Antioche. Devenu citoyen romain, Théo- phane prit le nom de Cneius Pompeius Theophanes. Le cognomen Macer, fréquent dans la gens Licinia^ prouve peut-être des liens de patronat entre quelque 1. Cicéron, Pro Archia, x, 2i : Tlieoplauiem J\!il>/li'naeum, scrip- lorem reriun suarian, in cuntione mililum cicilale donavil. 2. Pour le poète Pompeius Macer, voir M. Ivocli, ProKopofjraplnae Ov'nUanae elemenla. p. 21 ; et 0. Ilcnnig, De 1'. Ovidii poetae sodalihm, p. 22. — Hcnnig admet avec vraiseuitjiance. à la suite (le Wci'ltl'ei, que Macer et Ovide épousèrent les deux sœurs; mais il a tort lie prétendre que c'est h cause de cette parente que Macer clioisit Ovide pour compa.^non de route. Mous ignorons si Macer était niaiie au moment du voyage eu Asie : il est bien certain qu'Ovide ne Tétait pas. C'est longtemps après son voyage d'étu- diant en Asie que le pnète des l'oiiHqnes épousa sa troisième femme dont il est iiueslion dans la lettre à Macer {l'ontiques, il, X, V. lOj. LA JEUNESSE D OVIDE 159 membre de celte f/rn^ et le poèlc Cneius»Pompeiiis Maccr, peiit-lils de Théophane et ami d'Ovide. Pompeius Macer eut une brillante carrière admi- nistrative. Chargé par Auguste de l'organisation des bibliotlirques impériales ', puis nommé procurateur d'Asie, il était en grande faveur auprès de Tibère, au moment où Strabon écrivait sa GéograpJiie^ l'an 18 de l'ère chrétienne '. Le fils de r« illustre che- valier romain Pompeius Macer^ » fut préteur. En l'an 33, le père et le fils durent se donner la mort pour prévenir une condamnation imminente. Les Grecs de Lesbos avaient décerné les honneurs divins à l'historien Théophane de Mitylène. L'empereur Tibère, qui prétendait se réserver le monopole des apothéoses, lit accuser de lèse-majesté le petit-fils et l'arrière-petit-fiis du Grec divinisé. On comprend que pour son voyage en Asie Mi- neure Ovide ne pouvait souhaiter un meilleur guide que Pompeius Macer, ce petit-fils d'un Grec illustre de l'ile de Lesbos, si estimé par ses conci- toyens de Mitylène dont les descendants devaient plus tard lui accorder les honneurs de l'apothéose, si estimé par les Romains qui lui avaient donné le droit de cité. Macer, qui était poète, désirait appa- remment voir ou revoir les divers endroits de l'Asie où se passait l'action de l'épopée anté-homérique qu'il projetait. Ovide a visité Troie ; il s'est arrêté dans le 1. Suétone, -laies Ccsar, lvi ; l'omprii/s Macer cui [Aitr/uslas] Ofd/nandas hihliolhecfin deleqaveral. 2. Strabon, Xlll, ii, 3. 3. Tacite, Annales, VI, xviu. 160 LA JEUNESSE D OVIDE temple qui a possédé jadis la statue merveilleuse de Minerve ; il a parcouriï la Troade, guidé par Macer. Plus tard, dans ses poèmes, les Métamor- phoses en particulier, il a traité de nombreuses légendes troyennes. Il semble intéressant de re- chercher si, pour donner qtu^lque couleur locale à ses descrij)tions, il a fait usage des souvenirs du voyage accompli en Asie, vers Tan 25 avant Jésus- Christ. Dans les Métamorphoses, il est question de Gany- môde, ravi au ciel par l'aigle de Jupiter; le poète ne donne aucune description du paysage de la plaine de Troie oii se passe la scène de l'enlève- ment K La construction de Troie par Laomédon est longuement racontée : remplacement oi^i la ville est bâtie n'est pas décrit'^. La fin du livre XII et les six cents premiers vers du livre XIII sont consa- crés à la narration des événements qui se sont passés aux environs de Troie, après la prise de la ville par les Grecs : la mort d'Achille, la lutte entre Ajax et Ulysse au sujet des armes du héros, le sacrifice de Polyxcne, la métamorphose d'Hécube en chienne. Aucun paysage ne se mêle aux narra- tions épiques, aux déclamations de rhétorique, aux descriptions soignées du sacrifice et de la métamor- phose. Les '( villes d'Asie » {op/dda Asiae) ne sont pas citées. Ovide ne rappelle nulle part qu'il ait visité Cumes, Phocée, Lb^'e, Claromènes, Milet, Alabanda, 1. Mélaiiwrphoses, X, v. IGO et suiv. 2. Métamorplioses, XI, v. 1!J4 et suiv. LA JEUNESSE D OVIDE Kil Laodice, Mylasa, Priène, Halicarnasse, Ephèse, Lé- bédos ou Colophon. Il mentionne simplement Antandros, oii s'em- barqua Enée partant à la recherche de l'Italie^, Gnide, dont le port abonde en poissons ~, Patara, sanctuaire d'Apollon"', le cap Mycale ^, le cap Sigée et le cap Rhœtée entre lesquels s'élève un autel antique consacré à Zeus Panomphaios ■', le Mont-Lalmos '^ el le Mont-Sipylos ', le Simoïs, qui roule vers la mer ses eaux rapides ^, le Caïque, lleuve de Mysie, voisin du jMont-Teuthrante '-*, le Xanthe, dont les rives sont ombragées de peu- pliers '•'. A pein«^ quelques rapides esquisses : voici les hu- mides vallées du Mont-Ida de Troade, couvert de forêts, et ses coteaux oîi grandissent les cèdres " ; voici le cours sinueux du Méandre au bord duquel, caché dans les roseaux humides, chante le cygne blanc 1'^, le Méandre qui se replie tant de fois sur lui-même •■', qui se joue entre ses bords aux courbes si nombreuses '\ qui s'égare tant de fois 1. Métamorphoses, XIII, v. «28. 2. M('/in)ioi'j)/ioscs, X, v. tiSl. 3. Mé/amorplwses, 1, v. 516. 4. Mélamorphoses, 11, v. 223. ."). Métamorphoses, XI, v. 19". (i. Uéroides, XVlfl, v. 02. I. Métamorphoses, VI, v. 149. 8. Amoui's, l, XV, v. 9-10. 9. Métamorjt/toses, 11, v. 243. 10. Iléroides, V, v. 30. II. Fastes, VI, v. 15: ... aguosae valtibiis Idae ;'\.'S[1 : ... opacae vallibus Idae. — Amours, I, xiv, v. 11 : Clicosae madidis in vullilnis Idae... cedriis. 12. Héroïdes, VII, v. 1: ... iidis ahjeclits iii her/tis Ad vada Maean- dri conc'tnit atlnis olor. 13. Métamorplioses, IX, v. 451 : ... Mueandri loties redeuiUis eodem. 14. Métamorphoses, H, v. 246 :... recurvatis ludit Maeandros in undis. 11 162 LA JEUNESSE D OVIDE dans les mêmes contrées et qui doit souvent rame- ner vers leur source ses eaux fatiguées ' : Dans les champs de Plirygle, le Méandre limpide se joue ; il multiplie le flux et le rellux de sa course incertaine ; ou bien, allant à la rencontre de ses eaux, il les voit accourir, et tantôt pour retourner vers sa source, tantôt pour se préci- piter vers la mer, il fatigue ses Ilots à la direction douteuse-. Voici le Mont-Tmolus avec ses vignobles et le bois sacré de Oacchus ■' : Au-dessus des mers qu'elle tlomine s'élève, abrupte, d'un accès difficile, la haute montiigne du Tmolus dont les deux versants s'étendent, l'un Jusqu'à Sardes, l'autre jusqu'à la petite ville d'Hypœpa '. Voici le Salmacis, lac de Carie : C'est un lac dont les eaux limpides laissent voir le sol au fond. Ni le roseau des marais, ni les herbes stériles, ni les joncs aux dards aigus ne troublent la transparence de l'eau. Ce lac a pour ceinture un gazon toujours frais, des herbes toujours verdoyantes"'. Ces descriptions de montagnes et de vallées, de ileuves et de lacs, sont jolies, mais banales. Aucun caractère propre, aucune note personnelle ne permet d'admettre qu'Ovide ait fait d'après nature ces petits tableaux pour lesquels il était suflisamment renseigné parla tradition. 1. lléi'oïdes, IX, V. î>o : Maeandros terris loties errator in isdem, Qui laissas in se saepe retorqiict (iqiuis. •2. Méltiinorp/ioses, VIII, v. li'ti et suiv. 3. Me'tuinurplioses, VI, v. 15 : ... vineta Tiinoli. — fastes, 11, V. 313 : ... nemus Bacchis, Tmoli vineta. 4 . Mrliimorphoses, XI, v. 150 et suiv. 5. Méldinurj/kùses, IV, v. 21)7 et suiv. CHAPITKE VII Les voyages d'Ovide. — III. L'itinérairod'Asie'en Sicile. — Le séjour en Sicile. — Souvenir des légendes siciliennes dans les œuvres d'Ovide. — Les descriptions géographiques d'Ovide. — Paysages de Sicile : le Mont-Etna, les lacs d'Henna, les marais de Palicus, la source d'Aréthuse. — L'Etna et la Gir/cmtomachie. — Les lacs d'Henna et l'enlèvement de Proserpine. — Description des envi- rons d'Henna dans les Verrlnes de Cicéron et dans les Métamor- phoses et les Fastes d'Ovide. Au temps de Pline le Jeune, la curiosité des voyageurs romains était particulièrement sollicitée par les merveilles que possédaient et que savaient faire valoir la Grèce, l'Asie Mineure et l'Egypte ^ Après la Grèce, Ovide avait visité IWsie Mineure. Dès le commencement de TEmpire, les ports du littoral asiatique étaient nombreux d'où partaient des navires qui se rendaient en Sicile ou en Italie, faisant parfois escale dans les Cyclades, en Crète ou môme en Egypte. Nous savons que le jeune voyageur, toujours en compagnie de son ami Macer, parcourut la Sicile avant de rentrer à Rome. 1. Pline le Jeune, Lettres, VIII. .\.\, 2 : Achaia, Aetji/ptus, Asia, aliave quuelibel uiiruculoruin ferax^cominendutrijtque terra. 164 LA JEUNESSE D OVIDE Il ne semble pas que le navire qui le menait d'Asie en Sicile se soit arrêté en Crète. Le poète parlera souvent de File qui s'enorgueillit d'avoir nourri Jupiter enfant dans les cavernes du Mont- Dicté ' ; il citera le Mont-Ida"^', les cent villes de la Crète ■% entre autres Cydon, Gortyne, célèbres par leurs archers ^; Gnosse, connue par son miel'; il s'occupera souvent des légendes de Minos '', d'Ariane^, du Minotaure *^ ; il fera les allusions tra- ditionnelles à la Creta mendax'K Mais, dans toute l'œuvre d'Ovide, on ne saurait trouver une descrip- tion, un détail pittoresque qui déuote un souvenir de voyageur : comme le navire qui portait la statue de Cybèle d'Asie Mineure en Italie, le navire d'Ovide aura laissé la Crète à sa gauche ^". Dans la Lettre que l'auteur des Héroïdes fait adresser par le Troyen Paris à la femme de Ménélas, le séduc- teur dit ironiquement à son amante : « Ton mari ne pouvait mieux choisir son temps pour visiter le royaume de Crète : ô merveilleuse intelligence de mari^' !» 11 semble, par contre, que, dans son voyage 1. Amours, III, x. 20; — lier., X, v. G8: — Fastes, III, v. 44i; Y, V. 118. 2. Amours, III, x, v. 25; — Fastes, V, v. 113. 3. tléroides. X, v. 67: — Met., IX, v. 066. 4. Met., Vil, V. ns; YIII, v. 22. :;. J/ns, V. 5S6. 6. Met., VII et VIII ; IX, v. 66!); — Fa.ste.^, III, v. 81. I. Amours, I, vu, v. 16; — Art d'aimer, I, v. 527 cl, siiiv.: III, V. i;;8 ; — Uéroides, X; XV, v. 25; — Fastes, III, v. 45'J ; — Tristes, \, III, V. 42. 8. lier., X, V. J(l(i. y. Amours. 111, .\, v. l'.l : — Art d'aimer, I, v. 298. 10. Fast., IV, V. 285 : Tuiii taeva Creten... Deserit. II. lier., XVI, V. 209 : Soi) Jitdiuitle iiipus (jtio Cresnia rei/naviderct Aptius : 0 mira calliditatv cirum ! LA JEUNESSE D OVIDE 165 d'Asie en Sicile, le futur poète ait laissé échapper une occasion favorable de parcourir la Crète, où il devait placer la scène de nombreux récits mytholo- giques. Ovide a-t-il visite l'Egypte, Alexandrie et les bords du Nil? Dans VEli'-gie déjà citée \ qu'il écri- vait au moment de partir pour l'exil, il semble indiquer que, s'il a déjà voyagé en Grèce et en Asie, il n'a jamais été en Egypte : Je mets à la voile, et ce n'est pas pour me rendre à Athènes, où je me suis autrefois rendu, jeune étudiant. Ce n'est pas pour aller vers les villes de l'Asie, pour parcourir toutes les contrées que j'ai déjà visitées. Ce n'est pas pour débarquer dans la célèbre ville d'Alexandre, et pour voir tes rivages abondants en délices, ô Nil, ileuve du pays où l'on s'amuse-. L'Egypte n'est pas au nombre des contrées qu'Ovide a visitées dans sa jeunesse [locav'isa pvius). Et, cependant, ses poèmes prouvent qu'il connaît bien le pays; une invocation qu'il adresse à Isis est très documentée au point de vac de la géographie : 0 Isis, toi qui fais ta demeure à Paraetonium, dans les champs voluptueux de Canope, à Memphis, à Pharos, où abondentles palmiers, au milieu de la région où le Ml rapide, qui se laisse glisser dans son large cours, va par sept embou- chures se jeter dans les eaux marines, je t'en conjure par Ion sistre et parla tète du vénérable Anubis (et qu'à ce prix le pieux Osiris agrée toujours tes cérémonies sacrées), que 1. Voir, p. l.'il. 1. TrisL, I, n, v. 11 : Nec peto, quns quori(huii petii studiosus, Al/iciias, Oppida non Asine, non loca risa priiis, A^on, ut Aleruiidi'i clitrom delalus ad urlion, /h'Iicias vidi'din, IVile Jocose, tuns 166 LA JEUNESSE D OVIDE le serpent se glisse paresseusement autour des offrandes, qu'Apis, le dieu qui porte des cornes, accompagne ta pompe religieuse '. Mais le culte d'Isis était très répandu; ses sanc- tuaires étaient bien connus, et le poète pouvait en parler sans les avoir visités. 11 pouvait avoir entendu à Rome même cette musique célèbre sur les bords du Nil -, ces sistres qui résonnaient bruyamment dans les concerts en llionneur d'Isis, la génisse divine de Pharos ou de Mempbis, la déesse parée des bandes de lin 'K 11 n'était pas besoin d'avoir séjourné en l^]gyple pour savoir que, dans le lit du Nil aux sept embouchures ', où croissent le papyrus "' et les lentilles '', habite le cro- codile qui fournit aux coquettes une substance propre à blanchir le teint le plus brun^. Tous les élèves des écoles de déclamation devaient connaître la légende de la sécheresse qui, au temps du féroce Busiris, avait épuisé pendant neuf ans la fertile terre d'Egypte, et le procédé dont le tyran avait usé pour ramener les pluies fécondantes ''^. Et ce ne sont certainement pas les savants d'Alexandrie qui avaient enseigné à Ovide que, dans l'épouvante 1. Amours, II, xiii, v. 7-14. — Cette invocation est reproduite en résumé dans les Mélamorphunes (IX, v. 1T2 et suiv.), où, au lieu des fjenialia arva Cnnopi, il est question des Maraeotica arva. 2. Amours, III, ix, v. ;]3 ; — Art d'aimer, III, v. 318; v. 63;i : — l'ont., I, 1, V. 38. 3. Art iCairtier, I, v. 77; III, v. 393: — Amours, II, n, v. 25; — Fastes, V. v. (119: — Tristes, II, v. 297: — Pont., I, i, v. 51. 4. Amours, III, vi, v. 39 : — Itér., XIV, v. 1()7 ; — Met., I, v. 422. 5. Met., XY, V. 753; — Tristes, III, x, v. 27. (i. Fastes, V, v. 268. 7. Arl d'aimer, III, v. 270. 8. Arl d'aimer. I, v. t)i7 et suiv. LA JEUNESSE D OVIDE 167 que lui causait l'incendie allumé par l'imprudence de Phaéthon, le dieu du Nil s'enfuit aux confins du monde où il caclia sa source, qu'il dérobait encore aux contemporains d'Auguste'. Quant à la navigation au milieu des Cyclades, il est probable qu'Ovide l'a faite lui-même. A propos du voyage aérien de Dédale et d'Icare, il cite Samos, l'île de Junon, Naxos, Paros, Délos, chère à Apol- lon, Lébynthos, Calymné, l'île aux forêts sombres où le miel abonde, Astypalaia, ceinte de bas-fonds poissonneux '. Le poète semble connaître particulièrement la plus célèbre de ces îles, Délos. Peut-être, alors que la blanche Délos apparaissait au loin,a-t-il, comme la jeune Cydippé, dont il conte l'histoire dans ses Héroïde.^, reproché aux rames leur lenteur, déploré que l'on donnât aux vents trop peu dévoiles, et dit en gémissant : « Pourquoi me fuir, ô île sainte ? Es-tu donc, comme jadis, errante sur la vaste mer?» Peut-être a-t-il erré sous les portiques, admirant les présents des rois, les statues érigées sur toutes les places et ces innombrables merveilles qu'on ne peut rapporter, qu'on ne peut même se rappeler ^. Peut-être a-t-il visité avec respect c la ville d'Apol- lon, le temple, les autels consacrés, les arbres que Latone tenait embrassés au milieu des douleurs de l'enfantement ' ». 1. Mél., U, V. 2o4 et Piiiv. 2. Arf d'aimer. 11, v. 79-82. — Ces vers sonl reproduits avec quehiues variantes dans les Métamorphoses (Vlll, v. 220-222). 3. Hér., XXI, V. 78-102. — On sait (lue cette Uéioide a été souvent considérée comme apocryphe. 4. Mél., XIII, V. 63i et suiv. 168 LA JEUNESSE D OVIDE Mais il ne nous dit rien de l'itinéraire qu'il a suivi pour passer d'Asie Mineure en Sicile. Il est permis de supposer que le poète se souvient de son propre voyage, quand il indique les escales du navire, qui. Tan 20 i- avant l'ère chrétienne, trans- porta des côtes de l'Asie Mineure en Italie la pierre noire de Pessinonte, l'aérolithe divin, qui était l'image vénérée de la déesse Cybèle en Phrygie : La déesse vogue en toute sécurité sur les mers, domaines de son fils Neptune. Elle arrive au long détroit de la sœur de Vhnxos [rHellespont), dépasse les tourbillons du Rhœtée (ca;) (Je Ti'oade), les rivages de Sigée [oii était le camp des Grecs devint Troie), et Ténédos {île en face de Troie), et l'antique cité d'Éétion (Thcbcs, sur le littoral de la Troade, oii régnait Eétion, père d Andromaque). Elle laisse derrière elle Lesbos, passe au travers des Cyclades et des eaux qui se brisent contre les bas-fonds de Caryslos {dans Vile d'Eubée). Elle traverse la mer Icarienne, cette mer où Icare tomba, privé de ses ailes, et donna son nom aux eaux immenses. Entre la Crète qu'elle laisse à gauche et les (saux du Péloponèse qui sont à sa droite, elle aborde à Cythère, File sacrée de Vénus. Puis elle entre dans la mer de Trinacrie [ta Sicile, Hle aux trois pointes ' j. Le navire qui portait la statue informe de Cy- bèle continua sa route entre la Sicile et la côte d'Italie jusqu'au port d'Ostie, où la pierre sacrée fut reçue par Scipio Nasica et solennellement con- liée aux matrones qui l'apportèrent à Rome. Le na- vire d'Ovide passa, sans y faire escale, en vue de Cythère « battue par les flots - », et s'arrêta en 1. Fastes, IV, v. 2n-287. 2. Amours, 11, xvn, v. 4. :it LA JEUNESSE D OVIDE 169 quelque port de Sicile, où le jeune voyageur et son ami Macer descendirent. Il est probable que les jeunes gens séjournèrent assez longtemps dans l'île et en visitèrent toutes les régions intéressantes. Car, chaque fois que, dans ses poèmes, il a Toccasion de parler des légendes de la Sicile, Ovide prouve par la sincérité de ses descriptions qu'il a vu lui-même les endroits où il localise les traditions mythologiques qu'il dé- veloppe. La poésie des Grecs et des Latins a toujours re- cherché « ces énumérations géographiques quai- maient les anciens pour qui la géographie était chose nouvelle' ». Les Grecs d'autrefois s'étaient charmés aux catalogues inlinis des noms de pays, de lleuves, de montagnes, qu'ils trouvaient dansles épopées iiomériques et dans les histoires d'Héro- dote. La poésie alexandrine s'attacha à essayer des pastiches savants de cette naïveté antique. Apollo- nios de Rhodes, par exemple, donne dans son épo- pée toute la géographie détaillée de l'itinéraire des Argonautes de Thessalie en Colchide; il ne néglige aucune particularité de la topographie légendaire de l'âge héroïque. L'alexandrinisme latin abuse, à son tour, de hi géographie. Catulle rencontre au bord de \'d mer une vieille carcasse de navire ; il s'arrête, il se demande ce qu'a été ce navire, et il lui fait dire à lui-même, en vers rapides, tout pleins de noms 1. Patin, Eludes sur la poésie latine. Paris, i.Sfif). t. T. chnp. iv : La Poésie latine au temps de César et d'Auf/iisIe, j). 12. 170 LA JEUNESSE d'oVIDE propres, par quels ports il passait quand il faisait ses voyages : Amastris, ville du Pont, voisine du Mont-Cytore, célèbre par ses bois, qui servirent à la construction du bateau; le Pont-Euxin, la Pro- pontide, la Thrace sauvage, File bien connue de Rhodes, les Cyclades, l'Adriatique aux flots mena- çants, tous ces noms de ville, de mers, de mon- tagnes, d'îles et de pays, accompagnés chacun de l'épithète convenable, trouvent place dans les vingt-sept ianibes du Phascius '. Virgile, pour qui l'alexaniirinisme est un moyen et non pas une lin, multiplie, dans V Enéide, les détails et les descriptions géographiques. Mais l'érudition, qui trace l'itinéraire d'Enée fuyant de Troie en Italie, a un intérêt national; chaque étape du voyageur est le siège d'une légende romaine, et les derniers livres de l'épopée donnent la géo- graphie politique de Tltalie aux temps héroïques. Les successeurs de Virgile sont fidèles à ce souci des descriptions géographiques. Les dernières œuvres poétiques de la littérature romaine sont des poèmes consacrés à la géographie. A la fin du iv" siècle, Rufus Festus Avienus rédige en vers hexamètres une longue Descriplio Or/jis Terrae, œuvre didactique dont l'auteur fait preuve d'un certain orgueil patriotique à décrire cet 07'bis terrae, qui est devenu orbis lerrae Romanae. Au v" siècle, un Gaulois de Toulouse, Rutilius Namatianus, écrit en vers élégiaques un Itincrarium de Rome à Tou- louse. Ce poème, plein du regret de Rome quel'au- \. (^atullo, Ijinneii IV. LA JEUNESSE BOVIDE 171 teur doit quitter, abondant en considérations mo- rales et piiilosophiques, appartient déjà au genre moderne de Vltini-raire de Paris à Jérusalem^ qui sera célèbre au commencement du xix^ siècle. Païen convaincu, obéissant à des passions absolument opposées à celles qui dirigent l'auteur du Génie du Christianisme, Rutilius confond dans la môme ado- ration Rome et les dieux anciens, dans les mêmes invectives les moines et les juifs ; mais, comme Chateaubriand, il décrit avec émotion les contrées qu'il traverse. Dans ses descriptions géographiques, Ovide ne manifeste aucune émotion à la manière de Rutilius et des modernes. Poète impassible, il se contente de dresser de minutieux catalogues, à la manière alexandrine; il les dispose, suivant la méthode de développements de rhétorique apprise à l'école des déciamateurs. On a vu que les poèmes les plus personnels d'Ovide sont composés d'après le plan d'un travail de classe'. 11 en est de môme de ses longs épisodes géographiques. Ainsi, le poète des Métamorphoses veut nous don- ner une idée de l'embrasement général de la terre, dû à l'imprudence et à la maladresse de Phaéthon, qui, conducteur pour un jour du char du Soleil, a laissé les chevaux quilne pouvait maîtriser dévier de la route prescrite. Usant de la méthode de déve- loppement par énumération, Ovide cite tous les lieux géographiques, pour démontrer qu'aucun d'eux n'a 1. Voir pages H6-'l 19. 172 LA JEUNESSE d'oVIDE échappé à la contlagration universollo. Ouoliessont les parties de la terre qui ont dû être atteintes les premières parles flammes? Evidemment, les plus hautes, les montagnes. Quelles sont celles qui n'ont été atteintes que les dernières? Evidemment, les plus basses et les plus humides, les llcuves et leurs régions. D'oIj, deux catalogues descriptifs des montagnes et des lleuves à Tépoque héroïque ^ Aucune montagne, aucun lleuve n'est oublié; chaque nom est orné de Tépithète consacrée, accompagné des allusions nécessaires. Il est ques- tion des neiges du Rhodope et de l'or du Tage, de l'autre incendie qui, par l'ordre d'Héphaistos-Vul- cain, arrêtera une seconde fois le cours du Xanthe-, et des cérémonies sacrées que Dionysos-Bacchus instituera sur le Mont-Cithéron. Pour se tirer avec succès d'un sembhihle épisode descriptif, il suflit d'unir l'érudition des poètes alexandrins à la méthode de composition des rhéteurs romains. Cette érudition et celte méthode se trouvent dans toutes les parties de l'œuvre d'Ovide; mais, quand le poète s'occupe de la Sicile, il y ajoute quelque chose de plus. On sent qu'il a vu lui-même les endroits qu'il décrit, que l'épilhète n'est pas toujours l'épitliète consacrée par les poètes, ses devanciers, que les allusions mythologiques procèdent parfois d'une étude personnelle et faite sur place des anciennes légendes. 1. Mé/.. H, V. 217-2.".!). 2. Hifir/e, XXI, V. 212. LA JEUNESSE D OVIUE 173 Dans V Élégie qu'Ovide exilé envoie à son ami Maeer', il lui rappelle qu'ils ont visité ensemble la Sicile, comme l'Asie Mineure : Tu étais mon guide, ô Macer, quand nous avons visité les superbes villes d'Asie; tu étais mon guide, quand mes yeux apprirent à connaître la Sicile. Nous vîmes ensemble le ciel resplendir des flammes de l'Etna, de ces flammes que vomit la bouche du Ciéant enseveli sous la montagne; nous vîmes ensemble les lacs d'flenna, les marais fétides de Palicus, et la région oii l'Anapos mêle ses Ilots aux flots de ('yané. Non loin de là est la demeure de la Nymphe qui, fuyant le fleuve de rÉlide, s'échappe encore aujourd'hui, protégée par les eaux de la mer. C'est dans ce pays que je passai une bonne partie de l'année qui s'écoulait. Hélas ! Combien ce pays diffère de celui des Gètes ! Que les paysages de la contrée où je suis ressemblent peu à ceu.v que nous vîmes tous deux, alors que tu me rendais nos voyages si agréables ! Tantôt notre barque aux mille couleurs sillonnait l'onde azurée, tantôt la roue rapide des chars nous emportait. Souvent, la route nous parut abrégée par nos entreliens; et nos paroles, à bien compter, étaient plus nombreuses que nos pas. Sou- vent, la journée ne suflit pas à nos conversations ; alors que nous causions, les longues heures des jouis d'été nousfurent insuliisantes. C'est quelque chose d'avoir redouté ensemble les hasards de la mer, d'avoir adressé, en les unissant, nos prières aux dieux marins, d'avoir traité ensemble les mêmes affaires, puis, pour nous délasser, de nous être ensuite livrés ensemble à des distractions que l'on peut rappeler sans honte -. Sur leur barque aux mille couleurs, Ovide et Macer ont fuit le périple de « lile qui doit son nom de ïrinacrie à su forme, qui lance dans la vaste mer ses trois pointes, ses trois promontoires, 1. Voir page lu.'j. 2. Pont., II, X, V. 21-42. 174 LA JEUNESSE DOVIDE Pélore, Lilybée et Pachynos^ ». Le poète a relevé la position des trois promontoires : La Sicile dirige trois pointes verslamer :Pacliynos, tourné du côté de l'Auster, vent qui amène la pluie ; Lilybée, du côté des doux Zéphyres ; Pélore, exposé au souffle de Borée, dans la direction de la Gi\ande-Ourse que ne baignent jamais les flots delà mer 2. Ovide connaît le détroit de Sicile que resserre le promontoire de Pélore ■^. Ce détroit est dange- reux : Jusqu'au milieu des eaux s'avancent des montagnes de ro- chers, Charybde, fatale aux navires, qui tantôt absorbe la mer, tantôt la vomit ; Scylla, le monstre insatiable, entourée d'une ceinture de chiens cruels, qui faitretentir desesaboie- ments la mer de Sicile ''. Les lianes de Scylla épouvantent les eaux du détroit de Sicile''. La légende du monstre est longuement racontée dans les Métamorphoses : Sur la rive droite Scylla, sur la rive gauche l'infatigable Charybde sont la terreur du détroit. Celle-ci dévore et revo- mit les vaisseaux qu'elle a engloutis; celle-là, dont une meule de chiens féroces forme la noire ceinture, a le visage d'une Jeune fille; et, si tout n'est pas fiction dans ce que nous ont laissé les poètes, elle fut jadis une jeune fille". Le rocher de Gharyi)dc, dont le vent du midi lait 1. Fastes, IV, v. 419-420 : v. 4'7i)-480. 2. Air'7., XIII, V. 724-727. 3. Met., XV, V. 706 : ... /'retitm Siculiqiie angusta Pelori. 4. Met., VII, V. 63-65. 5. Po7ît., m, I, V. 122. 6. Met., XIII, V. 730-734. — Vi)ir aussi Amours, 11, xi, v. 18: lléroïdes, XII, v. 123-124 ; — l'ont., IV, x, v. 2;i ; — Ibis, v. 383. LA JEUNESSE DOVlbE J7o tourbillonner le gouffre ^ se trouve sur le littoral de la Sicile, entre le cap Pélore et Messine, ville des Mamertins, autrefois nommée Zanclé-, située en face de Régium, ville d'Italie'^. C'est sans doute à Messine même qu'Ovide a appris la tradition sui- vant laquelle Zanclé appartenait au continent, a une époque lointaine où la mer ne s'était pas encore ouvert un passage entre la Sicile et l'Italie V Il ne semble pas que la barque d'Ovide l'ait con- duit aux îles Aegates, dont il ne parle pas, et aux îles Eoliennes, à propos desquelles il répète sim- plement les banalités traditionnelles sur les cavernes où le roi Eole tient les vents enchaînés ' ; peut-être a-t-il abordé à Didymé, la seule de ces îles qu'il nomme '\ Mais le poète connaît bien les monts de Sicile^. Au nord-ouest, l'Eryx, dont les pentes ombragées s'offrent au souflle duZéphyre'^; aux environs de Syracuse, près de Hybla-Mégara", le Mont-Hybla, dont le miel est célèbre : les fleurs y abondent et le thym y attire les essaims d'abeilles^'^. 11 a vu la 1. Mél., VIII, V. 121. 2. l'ast., IV, V. 49!); Trisf., \, ii, v. 13 : ... Zancluea ibdis. à. Mél., XIV, V. .") : ... Zunclun adversaque moenia lihei/i. V. 17 : JJttore in llalico, Messenia moenia conlra. Se y lia. V. 47 : O/iponi flanque... contra Zancleia saxa Rltei/ioii. 4. Met., XV, V. 290-292. 5. Amours, III, .\ii, v. 29; — Art d'aimer, I, v. 634; — Met., I, V. 2G2; XI, V. 747; XIV, v. 224 ; — Fastes, II, v. 456. 6. Fastes, IV, v. 473. 7. lle'ruutes, XV, v. 57 : ... montes... Sicanos. 8. Art d'aimer, il, v. 420 : Colle sub umbroso... allas Ery.r. — Fastes, IV, v. 478 : ... Zephyro semper apertus Enj.r. 9. Fastes, IV, v. 471. 10. ,1?'/ d'aimer. 11, v. '.'ill: III, v. 150; — Trislet, V, vi, v. 3S ; xiii, V. 22 : — Ibis, v. 197 ; — l'ont., 11, vu, v. 26 ; IV, xv, v. 10. l'6 LA .lELNESSE D OVIDE vallée du lleave Helorusi; il cite les villes de Si- cile^: Tauroménion, sur la côte orientale''; Agri- gente\ au bord de la mer d'Afrique; Himera^, au bord de la mer Tyrrhénicnne ; et, dans l'intérieur des terres, Leontion, auprès du fleuve Amenanus, qui tantôt roule des eaux chargées de sable, et, tantôt, ses sources étant épuisées, se dessèche''. Dans VEU'f/ic adressée àMacer, Ovide a des men- tions spéciales pour le Mont-Etna, les lacs d'Henna, les marais de Pâli eus et les sources d'Aréthuse. C'est à Syracuse que le poète a admiré cette source merveilleuse^, qui se voit encore aujour- d'hui, au bout de la Ma Ateliisa; une simple levée de terre sépare de la mer de Sicile la fontaine mo- derne dont Teau est salée. La Nymphe était repré- sentée sur de nombreuses monnaies de Syracuse, et sa source d'eau douce était l'objet de l'admiration générale. Cicéron la mentionnait dans ses Verrines : Syracuse est si vaste (ju'ellc semble composée de quatre villes très grandes. La première est Tlle^, dont je viens de parler... A rextrémité de l'Ile est une fontaine d'eau douce que l'on nomme Arétliuse. Son bassin, d'une grandeur in- croyable, tout rempli de poissons, serait recouvert par les Ilots, si une forte digue de pierre ne le séparait de la mer cl ne le fortifiait contre elle -K 1. Fautes, IV, v. 477 : ... llelorla Tempe. 2. ran/es. H, v. '.)3 : ... Siculas... urbeti. Ij. Fastes, 1\', v. i7."i. 4. Fu.sles, IV, v. 47o. 5. Fautes, IV, v. 475. C. Fastes, IV, v. 467 : — MéL, XV, v. 279-2S0. 7. Fastes, IV, V. 873 : ... Syracusas... Aret/nisidus. !S. Cette InsuLa est Nésos ou Ortygie (Nr,o-o;, '( )(iTJYta], la purlic la plus ancienne île Syracuse, celle qui fut bâtie par les (Jorin- tliiens. Ovide cite Orlyyie [Fastes, IV, v. 471), comme synonyme de Syracuse. 9. Cicéron, De Signis, lui, 118. LA JECNESSE D OVIDE 177 Sénèque rappellera que la source d'Aréthuse est une des merveilles qui invitent à faire le voyage de Sicile : Tu verras la source d'Arétliuse que les poètes ont rendue si célèbre, tu verras cette source si limpide, si transparente, jusqu'au fond, répandant des eaux si fraîches. Ces eaux, les ti ouve-t-elle sortant du sol pour la première fois à Syracuse, ou est-ce un fleuve englouti sous les terres, conservé intact sous les mers, préservé de tout mélange avec une eau moins pure, qu'elle fait reparaître à Syracuse ' "? La légende d'Aréthuse, dont il est déjà parlé par le poète Pindare et par l'historien Timée"^, doit son origine à la propagation en Sicile du culte d'Arté- mis d'Arcadie et de ses Nymphes, honorées sur les hords de l'Alphée, h nourricier, le plus grand lleuve du Péloponèse. Le dieu du fleuve s'éprend d'Aréthuse (apsw, arroser), fille d'Okéanos et de Doris, et Nymphe d'Artémis. Pour dérober sa com- pagne aux poursuites du dieu, Artémis change Aréthuse en une fontaine dont les eaux vont jaillir bien loin du Péloponèse, dans la petite île d'Or- tygie, sur la côte de Sicile. Au travers des flots marins, le dieu Alphée cherche toujours à rejoindre la Nymphe Aréthuse; et, depuis les rivages du Péloponèse jusqu'à ceux de la Sicile, les eaux du fleuve et celles de la source courent sans se mêler. Une pièce d'or jetée h Olympie, dans le cours du fleuve Alphée, reparaît dans l'île d'Ortygie, à la surface des eaux de la source Aréthuse. 1. Sénèque, Consolation à Mai'cia. xvii. 2. Pindare, Néméennes, 1 ; — Fragments de Timée clans les Frag- • enlit His/oi-icoiii)it Graecorinn, pflit. Didot. t. I, p. 203. 12 178 LA JEUNESSE D OVIDE Les Métamorphoses^ racontent longuement la légende de la Nymphe d'Elidc, devenue une déesse dos sources siciliennes, qui rend un culte àCérès'-. Mais Ovide ne donne aucune description, ni de cette île d'Ortygie, chère à la Nymphe Aréthuse, parce qu'elle lui rappelle le surnom de sa protec- trice Diane-\ ni de la ville de Syracuse elle-même, dont les murailles furent bâties entre deux ports d'inégale étendue, par les compagnons d'Archias, descendants de THéraclide Bacchis, le premier pos- sesseur de Gorinthe, située entre deux mers'*. Il se contente de faire allusion à Denys, le tyran de Syracuse, qui, chassé par son peuple, dut, pour ne pas mourir de faim, s'établir maître d'école à Go- rinthe''; de rappeler la conquête de Syracuse par Marcellus''^ ; de donner une description de la sphère d'Archimède qu'il semble avoir vue de ses yeux : Grâce à l'habileté du savant de Syracuse', une sphère se tient suspendue dans le vide, image en petit de l'immense univers. On y voit la terre aussi éloignée des parties supé- rieures que des parties inférieures; c'est sa forme ronde qui la fixe dans cette position *'. 1. Me7., V, V. 4S7-y03; v. o*7-6il. 2. Fastes. IV, v. 423. 3. Met., V, V. 040: ... Orli/ff/am, quae... corjtiomine divne Grata mené. Cf. Met , I, v. 694 : Oi-iypiajii... deam. — On sait qu'Artomis- Diane naquit dans l'île de Délos, qui se nommait primitivement Ortygia. 4. Met., V, V. 407-408. .5. Po7it., IV, ni, V. 39-40. (i. Fastes, IV, v. 873-874. 7. Arle Si/rucosia. Heinsius corrigeait arce Syracosin, parce qu'Athént'-e (V, xi, p. 207) dit que cette sphère était conservée à Achradina, la partie haute de Syracuse. Si le fjlobus se trouvait dans Vai X S;/racosia, on peut admettre ([u'Ovifle en parle craprès ses souvenirs personnels. 8. Fastes, VI, v. 277-280. LA JEUNESSE D OVIDE 179 Ovide a visité «les marais fétides de Paliciis et la région où l'Anapiis môle ses flots aux Ilots de Cyané » . C'est aux environs du Mont-Etna que se trou- vaient les deux cratères volcaniques, devenus deux lacs d'eau sulfureuse, qui avaient pour divinités les jumeaux Paliques, lils d'Héphaistos et de la Nymphe Aetna, ou de Zeus et de la Nymphe Aitha- lia (aïOw, brûler), tille d'Héphaistos. Les Métamor- phoses montrent le dieu Plulon, qui enlève la vierge Proserpine, passant « auprès des étangs des Pa- liques, dont les eaux exhalent l'odeur du soufre et bouillonnent au sein de la terre brusquement ouverte' ». Il est intéressant de noter que, si, à propos des voyages de la déesse, le poète cite les slof//m Pâli- corum^ dans VE/ér/ie à Macer, où il rappelle à son ami les paysages de Sicile qu'ils ont vus ensemble, il n'est plus question que des stagna Palici. Vir- gile, dans une allusion au culte rendu à la divinité de ce lac, qui était, comme toutes les divinités des eaux sulfureuses, entourée d'une vénération par- ticulière, ne parle que de l'autel consacré à un seul dieu, Palicus, que les sacrifices rendaient favo- rable^ Heyne suppose que, si VÉiièide ne men- tionne qu'un seul autel et un seul dieu Palicus, c'est que, dès l'époque d'Auguste, il n'existait plus que le seul lac qui demeure encore aujourd'hui-^. Cette supposition semble confirmée par le témoi- d. Met., V, V. 405-406. 2. Enéide.^ IX, v. riSï : ... pinr/iti/i iihi et plaeaJnlis ara Palici. .'{. Ilevne. note au vers .iSo du livre IX de VEnéicle. — Pour la d80 LA JEUNESSE D OVIDE gnage d'Ovide, qui n'a vu lui-même avec Macer qu'un seul lac. Non loin de ce lac sulfureux, l'Anapus au cours tranquille ' mêle ses eaux, qu'il va déverser dans la mer, au sud de Syracuse, à celles de Cyané : Entre l'étang de Cyané et la source d'Aréthuse, la Nymphe de Pise, la mer est resserrée dans une gorge en forme de croissant. Là était la demeure de celle qui donna son nom à Tétang, Cyané, la plus célèbre parmi les Nymphes de Si- cile-. Les Métamorphoses racontent comment la Nymphe fut changée en étang, par suite de la colère de Pluton^. La légende de Cyané, victime des fureurs du dieu qui préside aux phénomènes telluriques, et la légende des Paliques, fils de la Nymphe Aetna, se rattachent l'une et l'autre aux traditions mytho- logiques qui concernent le célèbre volcan de Sicile. Merveille de l'île, l'Etna sollicitait la curiosité scientifique des anciens ou fournissait d'abondantes légendes à leur crédulité superstitieuse. Lucrèce, qui a entrepris de donner une explication dogma- tique des éruptions de l'Etna'', constate que le pays qui possède le volcan est un but de voyage d'études pour quiconque s'intéresse aux questions natu- relles : Là se trouve Charybde, gouffre dévastateur; là gronde U'^gende des Palici, voir Macrobe, Saturn., V. xix, les niileiirs cités par Heyne et la dissertation de Michaelis. Die Ptil/ken, Halle, IS.IG. 1. Fastes, IV, v. 469 : ... fou/es lenis Anapi. 2. Met., V, V. 409-4H. 3. Met., V, V. 412-438. 4. De Rerum Naturel, VF, v. f)39 et suiv. LA JEUNESSE D OVIDE i81 l'Etna, qui menace d'amonceler encore ses flammes irritées, pour que de ses gorges les feux soient de nouveau rejetés et vomis violemment, et lancent de nouveau vers le ciel de ful- gurants éclairs. Riche en phénomènes grandioses, cette terre de Sicile est l'objet de l'admiration des races humaines qui estiment utile d'aller la visiter*. Trois quarts de siècle environ après le voyage d'Ovide en Sicile, un poète, qui est peut-être Luci- lius, l'ami du philosophe Sénèque, consacrait une œuvre qui comprend près de 650 hexamètres à donner, à propos du iVlont-Etna, une théorie scien- tifique des volcans : L'Etna, les feux qui brisent les parois de ses fournaises profondes pour s'échapper au dehors; les causes si puissantes qui font tourbillonner les incendies; la force inconnue qui ébranle la montagne et lance avec un bruit rauque les masses de lave : tel sera le sujet de mon poème-. Au contraire de Lucrèce et du poète de VAcina, qui s'efforcent de remplacer par des discussions et des démonstrations scientifiques toutes les fables traditionnelles où la poésie prélcndait trouver les causes merveilleuses des phénomènes volcaniques, Ovide se plaît à donner dans ses œuvres, souvent un résumé, parfois une amplification des diverses légendes mythologiques qui ont rapport à l'Etna. Il rappelle les épisodes d'Acis et de Polyphème, dont la scène est voisine du mont de Sicile '; il a vu les rives et le lit encombré d'herbes et de verts 1. De Reriun Natui-a, l, V. 12-2-121. 2. Aetna, v. 1-4. 3. Met., Xlll, V. -.-JO et suiv. : — Pont.. Il, a, v. IJ". ... Ael- naeus. . . l'olt/phemus. 182 LA JEUNESSE D OVIDE roseaux où coule le ileuve Acisi, dont, après sa mélamorphose, l'amant de Galatée est devenu le dieu ; il a vu, sur la plage déserte qui s'étend entre la montagne et la mer, les rochers oii fut aban- donné le Grec Achéménide'-'. Il fait de fréquentes et banales allusions aux llammes et aux éruptions du volcan •^\ Mais c'est surtout la léy;cnde de l'Etna, dont la masse accable le Géant prisonnier^, qui revient avec des développements variés dans les œuvres du poète. Les traditions relatives à la Gù/antoniachic admettent que les éruptions de l'Etna ont pour cause les etforts et les révoltes d'un des Géants vaincus par les divinités olympiennes, qui serait retenu prisonnier sous la masse de la montagne. D'après VEnéidr, ce Géant est Encelade : On dit que le corps irEucelade, consumé à demi par la foudre, gît accablé sous cette masse, que l'immense Etna, placé au-dessus de lui, exhale la flamme de ses fournaises où des fentes s'ouvrent, chaque fois que le Géant fait changer de position à son flanc fatigué : alors un mugissement ébranle l'île entière de Trinacrie, et la fumée obscurcit 1g ciel"'. Conformément à la légende exposée dans la première Pylhique de Pindarc, pour Ovide le Géant captif sous l'Etna est Typhocus, et non Encelade : 1. Mél., XIII, V. 882-897; — Fnsles, IV, v. 468: ... ripas, herhlfer Aci, tuas. 2. Met., XIV. V. 100 et suiv. 3. Art d'aimer, III, v. 4!)0 ; — Remède d'amour, v. 491: — Met., II. V. 220; — Tristes, V, n, v. 7o : — Fastes, 1, v. o74 : — llûs, V. .)9o-.'i96. 4. Met., XIV, V. \ : ... Giijanteis injectant /'auci/jus Aetiien. Cf. Pont.. Il, X, V 23-24. ;;. Enéide, III, v. o78-582. LA JEUNESSE D OVIDE 183 Au-dessus du visage de l'immense Typhoeus est placée la haute montagne de l'Etna; les flammes que le Géant exhale lirùlent le sol environnant *. C'est probablement en Sicile même qu'Ovide a recueilli cette tradition, oppose'e ii celle de VEncide, qu'il répète sans se contredire dans tous ses ouvrages et qu'il expose avec des développements précis dans les Métamorphoses ; le Géant Typhoeus, foudroyé par Jupiter^, a été enfermé dans le sous- sol de la Sicile que sa masse occupe tout entier: Une île immense, ïrinacrie, est amoncelée sur les membres du Géant; elle presse, accablé sous des masses énormes, Typhoeus, qui a osé aspirer aux demeures célestes. C'est en vain qu'il fait effort, qu'il lutte souvent pour se relever. Sa main droite est au-dessous du cap Pélore, voisin de l'Italie, sa main gauche sous le cap de Pachynos, et le promontoire de Lilybée écrase ses jambes. L'Etna pèse sur sa tête; étendu sous la montagne, le féroce Typhoeus lance des tourbillons de sable et vomit des flammes. Souvent, il essaie à grand'- peine de rejeter les terres pesantes, souvent il essaie de se- couer loin de lui les villes et les grandes montagnes. De là, des tremblements du sol qui effraient le roi lui-même des ombres silencieuses. Pluton a peur que la terre ne s'en- tr'ouvre, que des goufTres profonds ne la déchirent, et que le jour lancé dans son royaume n'aille porter la terreur au milieu des ombres éperdues •'. Ovide trouve un moyen ingénieux de relier la légende de Typhoeus, enseveli sous l'Etna, à celle de Gérés et de Proserpine, les déesses de la Sicile. Inquiet des mouvements du Géant, Pluton est allé ■1. Fastes, IV, v. 491-492. 2. Mél., III, V. 303. 3. iUe'/., V, v. 34G-3j8. 184 LA JEUNESSE D OVIDE faire une tournée d'inspection dans les fondements du sol de la Sicile; rassuré, il est remonté à la surface de la terre. Vénus l'a aperçu du haut du Mont-Eryx, qui est une de ses demeures; elle ordonne au dieu Amour de lancer une des llèches les plus acérées de son carquois sur le dieu des enfers, qui, aussitôt qu'il est atteint par le trait, s'éprend d'une violente passion pour Proserpine, qu'il voit au loin dans une prairie et qu'il se hâte de ravir et d'entraîner dans son royaume souterrain. Les Mélcmiorphoses dé- crivent avec une exacte précision le paysage où jouait Proserpine au moment où elle fut enlevée : Non loin des murailles d'Henna est un lac aux eaux pro- fondes que l'on nomme Pergus. Jamais le Caystros n'a en- tendu les cygnes chanter en plus grand nombre sur ses eaux courantes. Une forêt couronne le lac de la cime de ses arbres et l'enveloppe de ses feuillages, qui, comme un rideau, écartent les feux de Phébus. Les arbres donnent de la fraî- cheur; la terre, baignée par les eaux du lac, produit des Heurs aussi éclatantes que la pourpre de Tyr. C'est un printemps perpétuel. Proserpine joue dans ce bocage; elle y cueille les violettv^s et les lis brillants de blancheur. Pen- dant qu'elle dépense sa. vivacité de jeune Mlle à remplir ses corbeilles et les plis de sa robe, pendant qu'elle s'ef- forc(; de vaincre ses compagnes en cueillant plus de Heurs qu'elles, il suffit d'un instant à Pluton pour la voir, l'aimer, l'enlever '. Le lac de Pergus, que fréquentent des cygnes aussi nombreux et aussi harmonieux que ceux du Cays- tros, le fleuve célèbre de Lydie, n'est connu que par ce passage des Mrtaiiiorphoses : c'est à Ovide que 1. Met., V, V. 3S5-3'J3. LA JtLNESSE D OVIDE 185 Claudien, le seul auteur qui parle de ce lac, em- prante le nom et la description du Pergus'. Mais la ville d'Henna est célèbre. Le mythe de l'enlèvement dePerséplioné-Proser- pine par Aidès-Pluton n'appartient pas à l'époque homérique, où l'on voit la fille de Déméter-Cérès partager avec Aidés la domination du royaume in- fernal 2, sans qu'il soit dit à la suite de quels évé- nements elle est devenue reine des enfers, La pre- mière mention que nous ayons du rapt de la jeune déesse se trouve dans V Hymne homérique à Déméter, poème de date assez récente, en tout cas postérieur à l'institution des Mystères d'Eleusis dont il raconte l'origine. h'Hymne place la scène de lenlèvement « dans les plaines de Nysa » ; les plaines et les monts de Nysa sont des termes très vagues de la géo- graphie mythologique; le pays de Nysa était une contrée aussi fabuleuse pour les poètes de l'Hellade que pouvait l'être, il y a quelques siècles, le légen- daire El dorado^ recherché par les conquutadores. Mais Déméter et Perséphoné sont les déesses pro- tectrices de la Sicile hellénique. Tite-LivG'^ peut mon- trer, sans invraisemblance, au temps de la seconde Guerre Punique, en l'an 2Li- avant l'ère chrétienne, les Siciliens invoquant Cérès et Proserpine au pre- mier rang des divinités qui se plaisent à habiter Henna, ses temples, ses bois et ses lacs sacrés {Jios sacratos lacii'i liicosqite colilis). En Sicile, on locali- 1. Claudien, De l'.aplu Proserpinae, II, v. 112; ... lacits (Perrium di.rere Sicani). 2. Iliade, l.\, v. 4aT : — Odi/ssée. X, v. 491. :i. Tite-Live, XXIV, xxxviii,'8. •186 LA JEUNESSE D OVIDE lisait renlèvement de Perséphoné dans les bois sacrés et auprès des lacs d'Henna. Cette tradition est rap- portée par Cicéron, qui, cinquante ans à peu près avant l'excursion d'Ovide et de Macer en Sicile, avait dû faire dans l'île un voyage d'affaires pour réunir des preuves et des documents contre Verres. L'orateur décrit presque dans les mômes termes que le poète les environs d'Henna qu'ils ont l'un et l'autre visités : C'est une très ancienne tradition, fondée sur les œuvres littéraires et sur les monuments les plus antiques de la (irèce, que l'ile de Sicile est consacrée tout entière à Cérès et à Proserpine (Libcra). C'est une opinion pour les autres nations; mais pour les Siciliens, c'est une persuasion, un sentiment inné. Car, d'après leur conviction, c'est sur cette terre que se trouve le lieu de naissance des deux déesses ; c'est dans cette île que l'art de moissonner le blé fut décou- vert, que Libcra, qu'ils nomment Proserpine, fut enlevée. Et cet enlèvement eut lieu dans le bois du pays d'Henna, bois qui, à cause de sa situation au milieu de l'île, est nommé le nombril de la Sicile. On ajoute que, voulant se mettre à la rechercbe de sa fille, empressée à la reconquérir, Cérès alluma des torcbes à ces feu.K qui font éruption du sommet de l'Etna, et que, les portant elle-même, dans ses mains, devant elle, elle parcourut ainsi tous les pays de la terre. Quant à Henna, où l'on rapporte que s'accomplirent les évé- nements dont je viens de parler, c'est une ville située sur un lieu tr^'s liaut, très élevé, dont le sommet forme un plateau de cliampsetde plaines avec des sources intarissables. Toute cette plaine est, de part et d'autre, escarpée et à pic. Elle est environnée d'un grand nombre de lacs et de bois sacrés^. Les Heurs les plus riantes y abondent en toutes les saisons de l'année. Le seul aspect de ce paysage semble confirmer ce que nous avons appris dès notre enfance sur l'enlèvement 1. Lacus lucique. Cf. Tite-Livc, XXIV, xxxvin, 8: ... hcs sacra/os Icwus lucosquc. LA JEUNESSE D OVIDE 187 de la vierge Proserpine. En effet, on aperçoit, dans le voisi- nage, ouverte du côté du souffle de l'Aquilon, ù une profon- deur infinie, une caverne d'où, au dire de la tradition, le dieu Pluton s'élanra à ('improviste, monté sur son char, pour enlever la jeune fdle. Aussitôt qu'il l'eut ravie, il l'en- traîna loin de cet endroit; il s'enfonça subitement sous les terres, non loin de Syracuse : à l'instant, un lac se forma ;"i cetteplace. C'est auprès de ce lac que, maintenant encore, les Syracusains célèbrent au Jour anniversaire de cet événe- ment des fêtes qui attirent un concours immense d'hommes et de femmes. A cause de l'antiquité de ces traditions, qui font trouver dans ces régions les traces et, pour ainsi dire, le berceau des déesses, la Sicile entière professe pour Cérès, divinité d'Henna, une dévotion admirable qui se manifeste par un culte privé et public. En etVet, bien souvent de nombreux prodiges ont attesté sa puissance et sa force divine; en bien des conjonctures difficiles, elle a ofl'ert son aide toujours présente. En sorte que Cérès semble non seulement chérir cette île, mais y résider, mais la garder sous sa protection. Et ce ne sont pas seulement les Siciliens, ce sont aussi les autres peuples, les autres nations qui ont un culte signalé pour la déesse d'Henna'. Ovide no donne aiicnne indication sur remplace- ment d'Henna; il ne parle pas de la caverne d'oii Pluton se serait élancé pour saisir la jeune déesse. Par contre, il décrit ces lacs et ces bois sacrés que Cicéron se contentait d'indiquer; et, si l'auteur des Verrines dit simplement que le dieu entraîna sa cap- tive depuis Henna jusqu'à Syracuse oîi il lafitdis- paraître dans les enfers, le poète des Mctamor- phoses trace l'itinéraire du couple divin : Le ravisseur hâte son char; il excite ses chevaux, les ap- J. De Stf/nis, \lvui. lOli: — XLix. lOS. 188 LA JEUNESSE D OVIDE pelant chacun par son nom ; il agite sur leur cou et sur leur crinière les rênes teintes d'une couleur noirâtre. Il se fait entraînera travers les lacs sacrés, les étangs des Paliques d'où s'exhale une odeur sulfureuse, ces étangs qui bouillonnent au sein de la terre entr'ouverte; il traverse la région où les Bacchiades, race issue de Gorinthe que baignent deux mers, ont établi les murs de Syracuse entre deux ports d'impor- tance inégale '. C'est alors que la Nymphe Gyané essaie en vain de barrer le passage au dieu des enfers qui, d'un coup violentde son sceptre, ébranle la terre: le sol se fend et lui donne accès jusqu'au Tartare où son char se précipite. h'Hijmne lionirriijup montrait Déméter à la recherche de sa lille sur la terre et sur la mer, « tenant dans ses mains des torches ardentes ». Sui- vant la tradition locale, Cicéron rapporte que ces torches furent allumées aux feux de l'Etna. Ovide dit, lui aussi, dans les Mrfamorp/ioses, que la déesse « allume a l'Etna deux torches de pin et porte sans relâche dans ses mains, au milieu des ténèbres glacées, ces deux branches enflammées- ». Dans les Fastes, il insiste et il précise: Et voici que déjà tous les objets sont confondus sous une même couleur ; la nature entière se couvre de ténèbres. Déjà se taisent les chiens de garde. Au-dessus du visage de l'immense Typhoeus pèse l'Etna au sommetélevé, et la bouche du (Jéant exhale des feux qui brûlent la terre. Là, Gérés alluma deux pins qui devaient lui servir de flambeaux. G'est pourquoi, aujourd'hui encore, on voit des torches aux céré- monies du culte de Gérés 3. 1. Met., V, v. 402-408. ± M(H., V, v. 441-443. ;j. Fastes, IV, v. 48!)-4!)4. • LA JEUNESSE D OVIDE iS9 En effet, dans le poème des Fastes, où il expose les origines et où il décrit les cérémonies des cultes rendus aux diverses divinités, Ovide, ayant à parler des Liidi Cereris, s'occupe de nouveau du mythe de l'enlèvement de Proserpine, qui avait déjà fourni la matière d'un long épisode des Métamoi^phoses : C'est ici le lieu de raconter l'enlèvement de la vierge Pro- serpine. Vous reconnaîtrez bien des faits que j'ai dr-jà exposés et j'ai peu de détails nouveaux à vous apprendre '. On ne relève que peu de détails nouveaux dans le paysage des campagnes fertiles, voisines d'Henna, où Pluton vient enlever la jeune fille, pendant que Gérés se trouve loin, aux environs de Syracuse où elle a été conviée au festin sacré qu'Aréthuse célé- brait en son honneur : La flUe de Cérès, escortée comme de coutume par ses compagnes, errait nu-pieds dans les prairies, son domaine. Au fond d'une ombreuse vallée, il est un endroit où les cascades nombreuses des eaux qui bondissent des rochers élevés entretiennent la fraîche humidité. Là brillaient toutes les couleurs que la nature peut produire ; et la terre étince- lait de fleurs à l'éclat divers 2. De retour à Henna, Cérès se met à la recherche de sa fille. Les Métamorphoses disaient qu'il serait trop long d'énumérer toutes les terres et toutes les mers où la déesse fut conduile par ses courses errantes -^ (]icéron et Diodore de Sicile, qui ont, 1. Fastes, IV, v. 417-418. 2. Fastes, IV, v. 425-41^0. 3. Met., V, V. 402. 190 LA JEUNESSE D OVIDE sans cloute, puisé leurs renseignements dans \ His- toire de Timée, affirment l'un et l'autre que Cérès parcourut le monde entier'. Mais \gs Fasfes sont le seul ouvrage qui nous indique quels endroits de la Sicile la mère de Proserpine visita avant de pour- suivre ses recherches dans les autres pays de la terre habitée: Déjà elle a dépassé le territoire des Léontins,le fleuve A me- nanus et les rives herbeuses de l'Acis. Elle a dépassé Cyané et les sources du tranquille Anapus et le (iéla que ses tour- Itillons rendent inaicessible. Elle avait laissé Ortygie,Mégare, le Pantagias, les lieux où la mer reçoit les eaux du Symètlie, les antres des Cyclopes rongés par les feux de leurs four- naises, et la région de Urépane, qui porte le nom de la faux recourbée ; puis, les villes d'Himéra, de Didymé, d'Acragas, de Tauroménion et de Myles, avec ses grasses prairies où paissent les bœufs sacrés du Soleil. Elle se rend à Camérine, à Thapsos, aux vallons d'Heloros, au Mont-Eryx, qui s'élève exposé au souffle du Zépliyre. Elle avait déjà parcouru Pélore, Lilybée et Pachynos, les trois promontoires de son île. Partout où elle pénètre, elle emplit les environs de ses plaintes désespérées : telle Procné, changée en hirondelle, gémit sur Itys, son enfant, qu'elle a perdu-. Que faut-il penser de cet itinéraire de Gérés où sont énumérés d'abord le territoire des Léon- tins, voisin de l'Etna, les fleuves Amenanus', Acis et Anapus, qui se jettent tous les trois dans la mer de Sicile, — ensuite, le fleuve Gela, qui se jette dans la mer d'Afrique, — Ortygie, Syracuse, 1. Gicéron, De Sir/nis., xlviii, lOG: ... [Cerereui| orbem onmein nerdf/rasse lerrorum. — Diodore de Sicile, V, iv, 3 : ^[•.^Oo/.oyoCt'. Tr|V Ar,[Ar|Tpav... ÈTre/.Ôsïv èttI TTOÀ/.à iaéot, tt,: otxo-jaévy;;. ■2. Foules, IV, V. 407-482. 15. Strabon, V, ni. 12. LA JEUNESSE D OVIDE 191 Mégara, qui en est voisine, les valle'es du Symèthe et du Pantagias, fleuves qui se jettent dans la mer de Sicile, aux environs de Syracuse, — les antres des Cyclopes, dans unedesilesEoliennes ', l'ile Hiéra, consacrée àVulcain, et la ville de Drépané, située entre le Mont-Eryx et le cap Lilyb."'e, — Himéra, sur la mer Tyrrhéniennc, Didymé, Tune des îles Éoliennes, — Agrigente (Acragas), voisine de la mer d'Afrique, — Tauroménion, sur la mer de Sicile, — Myles, sur la mer Tyrrhénienne, aux environs du cap Pélore, — Camérine. sur la mer d'Afrique, près du cap Pachynos, — la presqu'île de Thapsos qui ferme le golfe de Mégara-Hyblaea, et la vallée du lleuveHeioros, l'une au nord, l'autre au sud de Syra- cuse, — enfin, le Mont-Eryx, les caps Pélore, Lily- bée et Pachynos, qui sont aux quatre points extrêmes de la Sicile? Dans le désordre de ce catalogue géo- graphique, convient-il de reconnaître, comme on l'a prétendu^, soit le souci qu'avait le poète de montrer la confusion des courses errantes de Cérès à larecherchedesafille, soitun zèle maladroit d'en- tasser au hasard une foule de noms de villes, de caps, de lleuves de la Sicile? Il semble qu'au moment oiiil écrivait les Fastes, Ovide se plaisait à rappeler tous les endroits de Si- cile qu'il avait visités trente ans auparavant avec son ami Macer, aux jours heureux de leur jeunesse insouciante, alors que leur barque aux mille cou- leurs sillonnait au hasard l'eau azurée qui baigne les 1. Cf. Em'ide, VIIl. v. 416-422. 2. Ovide, édit. Lemaire, vdl. VI, note aux vers 467-480 du livre IV des Fasies. 192 LA JEUNESSE D OVIDE côtes de la Sicile et les îles voisines, ou que les roues rapides de leur char les conduisaient, au milieu des entretiens agréables qui trompent la longueur du chemin, aux divers buts d'excursion que l'île de Cérès offre à des voyageurs lettré? CHAPITRE VIII Le retour à Rome. — La mort du frère aîné d'Ovide. — Ovide ne fait pas de service militaire. — Le cursus liononim d'Ovide : il est Irinmviv capilalis, puis decemvir stlilibus jiulicandis. — Date approximative des trois mariages successifs du poète. Ovide avait quitté Rome vers Tan 25 ; il y rentre vers 23 ou 22, après avoir étudié à Athènes, visité les villes d'Asie et passé en Sicile presque une an- née entière. Pendant son absence, son frère aîné était mort, en 730-24. Nous savons par le poète lui-même que ce frère était venu aumonde, exactement une année avant lui, c'est-à-dire le 20 mars 710-44, qu'il par- tagea les études de son cadet aux écoles des gram- mairiens et des rhéteurs', et qu'après avoir revêtu la robe virile-, il se tourna du côté des études juri- diques, alors qu'Ovide préférait s'occuper de poésie : Dès sa première Jeunesse, mon frère se dirigeait vers l'éloquence, il était né pour les fortes luttes du Forum aux 1. Voir p. 44. 2. Voir p. 63. m. 194 LA JEUNESSE D OVIDE nombreux discours... Déjà mon frère avait redoublé les dix premières années de sa vie, quand il périt et quand je commençai à être privé d'une partie de moi-même '. Ovide ne manifeste pas un grand regret d'être privé de cette partie de lai-mèaie. On a remarque avec raison le peu d'intimité qui unissait le futur poète et son frère aîné : « Il ne paraît pas qu'il y ait eu entre les deux frères grande amitié, grande sympathie. C'est avec un étranger qu'Ovide était allé visiter l'Asie et la Sicile, et, chaque fois qu'il parle des plaisirs, des amusements de sa jeunesse, c'est avec des étrangers, ce n'est pas avec son frère qu'il les a partagés "2. » Cette sécheresse à lieu de nous étonner. L'un des plus célèbres prédécesseurs d'Ovide dans la poésie élégiaque, Catulle, avait perdu son frère, mort en l'an 60, aux environs de Troie ; le poète qui, en 57, accompagne le propréteur Memmius en Bithynie, tient à faire un pieux pèlerinage au tombeau de son frère ; et ses élégies disent avec une éloquence désolée son deuil fraternel : Peu de temps a passé depuis que les pieds pâlis de mon frère sont baignés parle courant du fleuve Léthé, mon frère qui m'a été enlevé, que la terre du rivage Rhœtéen cache à nos regards! Puis-je lui parler? Je ne t'entendrai jamais me raconter ce que tu as fait, je ne te verrai plus, ô mon frère, toi qui me semblais plus aimable que la vie ! Du moins, je t'aimerai toujours ; toujours, je te dirai des vers attristés par ta mort, comme, sous les ombrages épais des branches, 1. Tristes, IV, x, v. 17-18: v. 31-32. 2. Nugeotte, Ovide, etc., p. 28. LA JEUNESSE D OVIDE 195 la DaulienneProcné chante en gémissant la destinée d'Ityleus ([ui lui a été ravi '. Tout ce qui m'intéressait, la mort de mon frère, qui me plonge dans le deuil, me l'a fait oublier. 0 mon frère, qui m"as été enlevé pour mon malheur ! i^n mourant, tu as brisé toute ma félicité. Avec toi toute notre maison est ense- velie dans la tombe. Avec toi ont péri toutes nos joies que nourrissait de ton vivant la douce affection que je te portais. Cette mort a chassé tout ce qui intéressait mon esprit, tous les délices de mon cœur!... Troie, ville criminelle, commun sépulcre de l'Asie et de l'Europe, Troie où furent ensevelis avant le temps tellement d'hommes et de courages, Troie qui a aussi causé la mort misérable de mon frère ! 0 mon frère qui m'as été enlevé pour mon malheur, ô mon mal- heureux frère à qui la douce lumière a été enlevée ! Avec toi toute notre maison est ensevelie dans la tom!)e. Avec toi ont péri toutes nos joies que nourrissait de ton vivant la douce affection que je te portais. Et, maintenant, te voici bien loin. Tu ne reposes pas parmi des sépultures connues, au milieu des cendres de tes proches. Mais c'est Troie, la ville infâme, c'est Troie, terre étrangère, qui te retient dans un funeste tombeau, à l'extrémité du monde -. Après avoir parcouru bien des nations et traversé bien des mers, j'arrive, ô mon frère, pour offrir à tes mânes ce culte funèbre, pour te porter ce dernier présent destiné aux morts, pour adresser de vaines paroles à ta cendre muette, puisque la fortune t'a ravi à mon affection; ô malheureux frère, toi qui m'as été indignement enlevé ! Et voici, cepen- dant, que, suivant l'antique coutume de nos ancêtres, les offrandes ont été déposées pour le triste culte funèbre, lieçois-les, ces offrandes mouillées de larmes fraternelles. Frère, à jamais salut et adieu 3 ! Ovide lui-même a consacré une élégie déclama- toire, mais sincèrement émue, à la mémoire du \. Catulle, Carmen LXV, v. .'3-14. 2. Catulle, Carmen LXVIII, v. 19-26; v. 80-100. 3. Catulle, Ccinneri CL 196 LA JEUNESSE D OVIDE poète Tibiille, mort jeunet II fallait qu'il aimât bien peu ce frère aîné, mort à vingt ans, pourquoi défaut d'une véritable alfection fraternelle l'ambi- tion d'imiter Catulle et le souci littéraire de donner un pendant au poème sur Tibulle ne lui aient ja- mais fourni, soit dans les recueils de sa jeunesse, soit dans les œuvres écrites en exil, l'occasion de pleurer la mort prématurée de ce compagnon des premières années. Nous ignorons si ce jeune homme, qui s'occupait de sciences juridiques, était indigne de tout souvenir, car nous ne savons rien de lui 2. A son retour en Italie, le fils du chevalier de Sulmone était en âge de faire son année de ser- vice militaire dans les conditions faciles réservées aux jeunes gens de bonne famille. Cicéron, fils d'un chevalier d'Arpinum, rappelle qu'il fit campagne, comme tiro, à l'âge de dix-huit ans ((365-89), sous les ordres du père du grand Pompée, le consul Cn. Pompeius Strabo, qui commandait l'armée ro- maine pendant la guerre contre les Marses '\ Plus tard, au temps de l'Empire, en l'an 835-81, un 1. yimoiti's, 111, IX. 2. Dans une Etude sur la persunnalilé de Lygdamus {Revue de l'kïioloijie, 1888, p. 129-134), G. Doncieiix a essayé d'identifier le frère aîné d'Ovide avec Lygdamus, poète du cercle de Messalla, auquel la critique moderne attribue le livre III des V.léqies qui se trouvent dans les manuscrits de Tibulle. — J'ai expliqué dans un travail sur le Poêle Lygdcnnu.s, publié par Le Musée belge (1904, livraisons du 1;J juillet et du lli octobre), les raisons qui me font rejeter l'hypothèse de Doncieux favorablement accueillie par Ph. Martinon (Les Elégies de Tibulle, Lijgdamtis el Sulpicia, texte revu d'après les travaux de la pliiloloi^'ic, avec une traduc- tion littérale en vers et un ct>mmentaire critique et explicatif, Paris, Thorin, 1895, Nolice, p. i.xiii) et par R. Pichun {Histoire de la littérature latine, Paris, Hachette, 1898, p. 382, note 1). 3. Cicéron, l'hilippiques, .\I1, xi, "27. LA JEUNESSE D OVIDE 197 autre adolescent de famille équestre, Pline le Jeune, âgé de vingt ans, passait un semestre ou deux, en qualité de tribun militaire, dans les quar- tiers de la tort la legio Gallica, dont la garnison était en Syrie. Ses Lr^/z'^s prouvent que pour lui, comme pour les autres triimni militum Iwnorcs pctituri, le service militaire fut loin d'être rude, puisqu'il eut le loisir de suivre les cours des philosophes qui tenaient école dans la province^. D'après la biographie d'Ovide ex vetusto codice Pomponii Lard-, le futur poète aurait été soit tiro, comme Gicéron, soit trihiauis militum, comme Pline le Jeune, dans l'armée de Varron-'. Mais Ovide dit formellement qu'il n'a pas été soldat ; une de ses œuvres de jeunesse avoue qu'il avait à se défendre contre des ennemis qui lui repro- chaient à la fois de n'avoir pas fait son service mi- litaire et de s'abstenir de plaider au Forum : Poui'quoi, mordante Jalousie, m'accuser de passer mes années à ne rien faire, appeler mes poésies l'œuvre d'un esprit paresseux? Pourquoi me reprocher de ne pas suivre la coutume de mes pères, de ne pas poursuivre, alors que mon Age m'en rend capable, les récompenses souillées de poussière que le service militaire procure ? Pourquoi me reprocher de négliger l'étude du verbiage des lois, de ne pas prostituer ma voix sur le Forum qui ne m'en gardera au- cune reconnaissance? Les travaux que tu réclames de moi ne donnent qu'une renommée mortelle ; ce que, moi. je réclame, c'est une renommée éternelle; je veux être à ja- mais célèbre dans le monde entier'. 1. Pline le Jeune. Lettres, lY, iv, 2. 2. Voir, p. 58, note 4; p. 151, note 3. 3. Militavit sub M. Varrone. — On ne sait quel M. Varro com- mandait une armée au temps où Ovide aurait pu faire son service. 4. Amours, 1, xv, v. 1-8. 108 LA JEUNESSE d'oVIDE Il le répète encori?, à la iin de sa carrière, dans une Elégie des Tristes : <( Quand j'étais jeune, j'ai évité les âpres luttes du service militaire ^ » On sait qu'Auguste rétablit dans l'armée les anciennes institutions et sévit contre les chevaliers qui se dérobaient au service-. Mais ces mesures de rigueur ne furent prises, apparemment, qu'après le désastre de Varus. Au temps oiî Ovide était dans sa vingtième année, un jeune homme de Tordre équestre, qui n'avait pas d'ambition, pouvait se soustraire à l'obligation de faire son service mili- taire. Ovide dut cependant aborder la carrière des magistratures civiles; mais, aussitôt que cela lui fut possible, il s'arrêta dans son curms honomm. Je commearai la carrière des honneurs que l'on accorde à la première jeunesse et je fus au nombre des triumvirs. Il me restait à entrer au Sénat : mais la bande de pourpre de ma toge redevint étroite, car les charges que le laticlave récom- pense étaient trop lourdes pour mes forces. Mon corps ne pouvait supporter de telles fatigues, mon esprit n'y était pas disposé : en face des inquiétudes qu'amène l'ambiLion, j'étais lui fuyard. Et les sœurs Aoniennes, les Muses, me conseil- laient les stars loisirs, toujoui's si chers à mon goût''. Quand il avait été en âge de prendre la robe virile, Ovide, comme tous les fils de chevaliers que l'on destinait à la carrière des honneurs, avait re- vêtu le laticlaee, la toge oruée d'une large bande de pourpre, insigne de l'ordre sénatoriale Du mo- 1. Tristes, I\', i, v. 71 : Aapera mililiae juvenis cerfamina fugi. 2. Suétone, Auguste, xxiv; — Dion Gassius, LVF, xxiii. 3. Tristes, IV, x, v. 3.'i-40. — Cf. v. 34 : Deqi/e viris quondam pars tribus una fui. 4. Tristes, IV, x, v. 29 : Induiturque liianeris cuin lato purpura clavo. LA JEUNESSE U OVIDE 199 ment qu'après avoir rempli les magislratiis mi- nores, il ne briguait pas à vingt-cinq ans la ques- ture qui lui permettait d'entrer au Sénat, et d'être, plus tard, édile, préteur et enfin consul, il se fer- mait l'accès de l'assemblée des Pères Conscrits, et devait, par conséquent, reprendre Vangnsticlave, la toge ornée d'une étroite bande de pourpre, insigne de Tordre équestre oij il restait définitivement, après s'être contenté de passer par quelques fonc- tions d'ordre inférieur. Ces magistratures mineures formaient un en- semble de cinq commissions administratives et judiciaires qui se composaient en tout de vingt-six membres — le vif/intisexvh'at^, — nommés par les magistrats supérieurs ou élus par les comices des tribus. C'étaient les triwnviri nocturni ou capi- talcs, subordonnés aux édiles et chargés de la police de nuit, de la surveillance des incendies, de l'inspection des prisons et des exécutions capitales; — les (lecemviri stlitibiis judicandis, à qui les tri- buns confiaient l'examen des causes civiles pour lesquelles l'intervention tribunitienne avait été réclamée; — les qiiatuorviri juri dicundo Capuam, Ciimas, représentants du préteur urbain en Italie, particulièrement à Capoue et à Cumes ; — les ti'himviri monelales ae?'i, argetito, aiiro, flando, fenundo, chargés de la frappe des monnaies, sous la haute autorité de l'Empereur et du Sénat ; — les 1. C'est en lan "41-13 qu'Auguste réduisit ce virjintisexvlral à un vif/inUviral par la suppression des quahiorviri, délégtics à Cunies et à Capoue, et des dnumviri, chargés de l'entretien des voies de la banlieue de Rome. 200 LA JEUNESSE d'oVIDE quatuov'rn, chargés de lentreticn des voies urbaines et les diiumviri, chargés de l'entretien des voies de la banlieue dans un rayon de mille pas, subor- donnés les uns et les autres aux édiles. Ovide ne dit pas s'il a été au nombre des triumviri capitales ou des friionviri 77ionetales ; mais les Fastes font allusion au temple de Jimo Moneta ', dans les dépendances duquel se trouvait l'Hôtel des Monnaies de Rome : si le poète avait été, au temps de sa jeunesse, pars de tribus viris monelalibus^ il aurait probablement trouvé l'occasion de le rappeler àpro- pros du sanctuaire de la déesse. Il n'exerça pas seulementles fonctions de triumrir capitaiis dans les magistratures mineures. Le poème apologétique qu'il adresse à l'Empereur, alors qu'il est exilé à Tomes, nous apprend qu'il s'est acquitté d'une manière impartiale de ses devoirs de decemvlr stlitibiis jiidicandis : Je n'ai jamais agi avec iniquité; lorsque le sort des accu- sés m"a été confié, lorsqu'un procès a été soumis à l'examen du tribunal composé de dix fois dix magistrats. C'est sans reproche que j'ai statué comme juge dans les causes privées, et mon honnêteté a été reconnue même par la partie com- damnée^. Ce passage indique nettement la double fonction des decemriri, qui devaient examiner les questions qui leur étaient soumises parles tribuns et diriger, comme présidents de chambre, chacune des quatre sections du tribunal des centumviri, dont le préteur 1. Fcisles, I. V. 638: VI, v. 183. 2. Tristes, H, v. 93-96. — Cf. v. 94 : ... decem ilecies. LA JEUNESSE D OVIDE 'iOl était le premier pre'sident et qui jugeait exclusive- ment les procès de propriété quiritaire. On sait Timportance que prit ce tribunal sous l'Empire'. <( Quant au recrutement des membres du collège, un texte de Dion Cassius(LlV, xxvi) paraît démon- trer qu'il avait lieu par la voie du tirage au sort; mais on ignore sur quelle liste -. » Un passage des Politiques permet de supposer que les anciens deccmviri figuraient sur cette liste. Ovide exilé remercie son ami JMaximus Cotta, qui lui a envoyé un plaidoyer qu'il avait prononcé devant les ccn- tumviri. Il est heureux de lire ce discours; il eût été bien plus heureux de l'entendre et de lui donner son sulïrage en qualité de juge siégeant au tribunal : Comme j'en ai eu Thabilude, j'aurais pu être assis en qua- lité de juge parmis les ccntumriri chargés de t'écouter. [Au lieu de le lire en exil], c'eût été une plus grande volupté qui eût rempli mon cœur, si j'avais été là, me laissant entraî- ner par ton plaidoyer, lui donnant mon assentiment^. Il est évident qu'a la date oià il écrit cette lettre, Ovide avait passé depuis longtemps l'âge oij l'on était decemvir.Si'il avait l'habitude, dans les années qui précédèrent son exil, de siéger parmi les ce?i- fitmviri,cest probablement parce que l'ontirait au sort un certain nombre de cenlumviri sur la liste des anciens decemviri. 1. Dialogue des Orateurs, xxxviii : Causae cenlumvirales nunc primum ob/lnent locurn. 2. E. Jobbé-Duval, article Cenlumviri, dans la Grande Enc'/clo- pi'die. 3. Pon/., 111. V. V. 23-26. — Cf. v. 23 : ... Sedissem forsltan idik» Ih: centiiin jiidcx in tua verba riris. 202 LA JEUNESSK D OVIDE Alors qu'il était dans l'exercice de ses fonctions, l'importance principale que l'esprit léger et mondain du jeune poète semble attribuer au décemvirat, c'est que cette magistrature lui donnait le droit de s'asseoir au théâtre parmi les personnalités qui jouissaient de places réservées. Il se fait dire par un vétéran, ancien tribun militaire dans les armées de César, qui est son voisin à une des représentations dramatiques données pendant les Jeux Mégalé- siens : La place que nous occupons nous l'avons gagnée, moi par mes services militaires, toi par tes services civils, puisque c'est ton titre de dcceynvir qui le vaut cet honneur. Nous aurions continué de causer, mais une pluie soudaine nous sépare ^ S'il a, comme il s'en vante, exercé ses fonctions judiciaires avec équité, il ne semble pas qu'Ovide ait dû y faire preuve d'unegrande science juridique. On a prétendu au'il possédait une connaissance approfondie du droit romain- : mais ses poèmes ne nous donnent et n'ont l'occasion de nous donner aucun témoignagne de cette érudition spéciale ; d'autre part, le poète des Amours déclare lui-même qu'il a toujours négligé d'étudier le verbiage des lois'^. On a prétendu qu'il fut avocat : Bayle a, depuis longtemps, réfuté cette affirmation fondée sur une confusion entre les controverses qu'Ovide, étudiant, 1. Fastes:, IV, v. '383-38'J. — Cf. v. 38i : Inler bis quinos usus lionore viros. 2. C. Iddekinge, De insù/ni Ovidli pevilia juris Homani, Amster- dam, 18H. 3. Amours, I. xv. v. 5 : Nec me rerhosas leges cfiiscrre... LA JEUNESSE D OVIDE 203 plaida à l'école de déclamation et les causes véri- tables qu'Ovide, avocat, aurait soutenues au tribu- nal'. Le poète déclare, d'ailleurs, qu'il n'a jamais consenti à prostituer sa voix au Forum'-'. Ce n'est donc pas pour se faire une position au barreau, mais c'est pour se donner tout entier à la poésie que le decemvir, après avoir passé quelques années dans les tnagistratus minore.^;, renonçait à poursuivre son cursus honoruni. Avant même d'entrer dans le vigintisexvirat, Ovide avait été marié deux fois: J'étais presque un enfant, quand on me donna une épouse qui n'était pas digne de moi et qui ne m'était bonne à rien. Elle fut ma femme très peu de temps. Une seconde épouse lui succéda. Contre celle-là, je n'ai aucun grief: cependant, elle ne devait pas rester d'une manière durable dans mon lit 3. Nous ne savons rien de cette nec digna^ nec uti- lis uxoi\ que la famille d'Ovide lui avait fait épou- ser alors qu'il était encore tout jeune. On cherche, dit Horace S une dot, une femme riche, pour en avoir des enfants. Les parents d'Ovide lui avaient, sans doute, trouvé une épouse riche et bien dotée; mais le brillant élève des rhéteurs, habitué à l'admi- ration de ses maîtres et de ses camarades, la jugeait indigne de lui; de plus, la compagne d'Ovide, qui était presque un enfant, devait être elle-même une 1. Bayle, Dictionnaire historique et critique, article Ovide, note E. 2. Amours, I, xv, v. 5: ...nec me [nrjvafo vocem prostiluisse Foro. 3. Tristes, IV, x, v. 69-72. 4. Horace, Epîlres, I, n, v. 44 : Ouaeritur urgcntam puei-isqiie beata creandis Uxor. 204 LA JEUNESSE D OVIDE enfant encore stérile, nec utilis. Un édit de l'Empe- reur permettait le mariage auxfiUesdéclaréesnubiles dès leur douzième année ^ Les Métamorphoses^ qui conforment les coutumes et les lois de l'époque mythologique à celles du siècle d'Auguste', fixent entre douze et quatorze ans l'âge où se mariaient les héroïnes légendaires : Chioné, très favorisée du côlé de la beaulé, était recher- chée par mille amants; elle était nubile; elle avait qua- torze ans^. On fiance à une enfant de treize ans Iphis, qui est une fille, mais qui passe pour un garçon et qui a été élevée comme un gargon ; le mariage est imminent : Cependant, tu étais parvenue à la treizième année, Iphis, lorsque ton père te fiança la blonde lanthé, la vierge de Phivstos, à qui les mérites de la beauté attiraient le plus d'éloges. Fille de Téleste, originaire du Mont-Dicté, elle avait le même âge qu'Iphis, la même beauté; elle avait ap- pris des mêmes maîtres qu'Iphis les premiers éléments de rinstruction que l'on donne à l'enfance... lantlié attend avec impatience le Jour où, allumant ses flambeaux, l'hy- ménée qui lui est promis l'unira à celle qu'elle croit être un jeune homme ''. Nous ignorons si la première femme du poète était une vierge de Sulmone, qui avait été élevée avec Ovide, comme lanthé avec Iphis. Nous igno- rons si ce mariage, qui dura peu de temps, fut 1. Dion Cassiiis, LIV, xvi. 2. Voir p. ',\'l. ?,. Mi'L, XI, V. 301-.S0-2. ■\. Mrl., IX, V. 714-71!): v. 721-722. LA JEUNESSE D OVIDE 205 rompu par la mort; il est vraisemblable que le divorce sépara les deux époux enfants. Sous le consulat de D. Junius Silanus et de Q. Haterius, Néron, qui était dans sa seizième année, épousa Octavie,qui avait douze ans ^ ; quelques années plus tard, il la répudia, sous prétexte qu'elle était stérile'-. C'est probablement pour le même motif que la jeune femme d'Ovide fut répudiée avant le temps où elle aurait pu être féconde. Le poète ne fournit aucun renseignement précis sur sa seconde femme. C'était une campagnarde du pays des Falisques, en Etrurie, « contre laquelle il n'avait aucun grief, mais qui ne devait pas rester d'une manière durable dans son lit ». A propos de la description qu'il donne des fêtes célébrées en l'honneur de Junon à Paieries, fêtes auxquelles il a assisté, il dit, dans les Amours: Comme ma femme était originaire du pays des Falisques, abondant en vergers, nous eûmes roccasion de voir les murailles de Paieries, ces murailles qui furent jadis vaincues par toi, ô Camille^! Ce n'est pas sa première femme — si indigne de lui — qu'il aurait accompagnée en voyage ; c'est plutôt dans la famille de sa seconde femme, à qui il n'avait rien à reprocher, qu'il consentit à passer quelques jours loin de Rome. D'ailleurs il devait se séparer delà seconde aussi facilement et aussi vite qu'il avait fait de la première. 1. Tacite, Annales, XII, lviii. 2. Tacite, Annales, XIV, lx et suiv. ?■,. Amours, III, xui, V. 1-2. 206 LA JEUNESSE D OVIDE On peut supposer que la jeunesse inexpérimentée d'Ovide et l'imprévoyance de ses parents ne s'étaient pas inquiétées de laisser célébrer en quelque jour néfaste ces deux mariages qui devaient être si courts et si peu heureux. En effet, les six premiers livres des Fasfr.'^, qui seuls nous ont été conservés et qui ne s'occupent que du premier semestre de l'année, enregistrent avec un soin méticuleux toutes les dates qui sont de mauvais augure pour le ma- riage. Il faut éviter la période des Feralia, fêtes des Mânes, qui commence le 19 février : Pendant ces cérémonies, attendez, ô jeunes veuves, pour former de nouvelles unions; que Ton attende des jours purs pour allumer la torche de sapin. Et toi, jeune fille, qui sem- blais nubile à ta mère impatiente, que, dans ces jours, la pointe de la lance recourbée ne sépare pas ta chevelure vir- ginale. 0 Hyménée, cache ton llambeau ^ ! En mars, il faut s'abstenir pendant toute la durée des fêtes des Saliens : Si tu veux te marier, jeune fille, malgré votre impatience à tous les deux, il faut différer : d'un peu de retard naîtront de grands avantages. Car les armes appellent les batailles et les batailles sont fatales aux époux. Quand les armes sacrées auront été cachées dans le sanctuaire, le présage sera plus favorable-. En mai, il faut s'abstenir pendant les Lemuria, fêtes que l'on célébrait pour apaiser les âmes des morts : Ces jours ne doivent être choisis ni par les veuves, ni par 1. Fastes, II, v. 557-561. 2. Fastes, JII, v. 393-396. LA JEUNESSE D OVIDE 207 les vierges, pour allumer les flambeaux d'hyménée. Celle qui se marie à celte date u'est pas mariée pour longtemps. De là vient, si tu t'intéresses aux proverbes, ce que le vulgaire ré- pète : " Les méchantes se marient au mois de maiL » Quand il s'agit de marier sa propre fille, le poète des Fastes se montre plein de prudence dans le choix d'un jour favorable à la célébration de la cé- rémonie nuptiale : J'ai — et je prie les dieux que sa vie se prolonge plus que la mienne — j'ai une fille : tant qu'elle vivra bien portante, je serai heureux! Cette (ille, alors queje voulais ladonner àun gendre, je cherchai un temps propice pour allumer les flam- beaux de l'hyménée, je m'inquiétai des temps où il convenait de s'en abstenir. Alors on m'indique comme favorable aux épousées et aux maris le mois de juin après les ides sacrées. Car on s'est rendu compte que la première partie dumois est funeste aux couches nuptiales^. Cette fille chérie était née d'un troisième ma- riage ^, qui avait été contracté par Ovide sous des auspices plus heureux que les deux premiers et qui devait être définitif : La dernière de mes femmes est restée ma compagne jusque dans mes vieux jours; elle a eu le courage d'être l'épouse d'un exilé '. Cette épouse courageuse était une veuve, mère 1. Fcis/e*', V, V. 487-490. 2. Fastes, VI, v. 219-225. 3. Ovide ne le dit pas d'une manière précise ; mais, dans son autobiographie, il mentionne sa fdle, après avoir parlé de sa troi- sième femme {Trist., IV, x, v. 73-76). La première femme du poète était stérile ; si la seconde lui avait donné une fdie, il est probable quelle n'aurait pas été répudiée si vite. 4. Tristes, IV, x, v. 73-74. 208 LA JEUNESSE D OVIDE d'une lille née d'un premier mariage. L'exilé écri- vait, pour lui demander sa protection, à P. Suilliiis Rufus qui était le gendre de sa femme : Les liens de parenté par alliance qui nous unissent me donnent quelque droit [h. ton amitié, à ton appui] ; ces liens, je supplie les dieux qu'ils demeurent toujours entre nous sans se relâcher. Car celle qui est ta femme est presque ma fille ; et celle qui te nomme son gendre me nomme son mari '. La troisième femme qui nomma Ovide son mari était d'illustre origine. Issue de la gens Fabia, elle était parente de Paulus Fabius Maximus, person- nage important qui fut consul l'an 744-10 et pro- consul de Cypre et d'Asie ^ Fille de l'orateur bien connu Marcius Philippus, qui prétendait descendre du roi de Rome Ancus Marcius", et d'Attia Minor, sœur d'Attia Major, mère d'Octave, la femme de Fabius, Marcia avait été liée dès sa première en- fance avec la femme d'Ovide qui elle-même vivait dans l'intimité de la tante, Attia Minor'^ et de l'épouse d'Auguste, Livie •'. La fille des Fabius avait pour oncle maternel, aussi dévoué à sa nièce que Castor fut dévoué à Hermione et Hector à Iule'', un personnage qui était la gloire de la ville de Fundi, en Campanie, et qu'Ovide ne désigne 1. Ponl., IV, vm, V. 9-12. 2. l'ont., I, II, V. 138-140. — Pour Paulus Fabius Maximus, voir B. Lorentz, De amicorum in OvicUi Trislibus personis, p. 19-31. 3. Fastes, \\, v. 801-810. 4. Pont., I, H, V. 141 : ... malerlera Caesaris. 5. Tristes. I, vi, v. 23: Femina... princeps. ♦i. Pont., II, XI, V. 13 : Namque quod Hermiones Castor fuit, Hector luli. Hoc eqo te laelor conjuf/is esie meiic, LA JEUNESSE D OVIDE 209 que par son cognomen de Rufus, commun à beau- coup de familles, ce qui nous empêche de liden- tifier avec un des nombreux Rufus connus au temps d'Auguste '. Elle était également parente, nous ne savons à quel degré, de Pompeius Macer. En effet, Ovide exilé écrit a l'ami de jeunesse qui avait été son compagnon de voyage en Asie et en Sicile : Tu me dois un bon souvenir, soit à cause de notre vie qui fut si longtemps unie, soit à cause de ma femme, qui n'est pas étrangère à ta famille '^. Hennig-^ après Woelffel, auteur d'une traduc- tion allemande des Pontiques publiée à Stuttgard en 1858, suppose que la femme d'Ovide et celle de Macer étaient sœurs et que c'est à cause de cette alliance que les deux jeunes gens devinrent amis et compagnons de voyage. Rien ne confirme la première de ces deux hypothèses ; la seconde est insoutenable. Ovide ne pouvait être marié pour la troisième fois quand, aux environs de la vingtième année, il visita l'Asie Mineure et la Sicile avec Macer. Il a déjà été dit que la troisième femme du poète avait eu d'une première union une fille qui épousa P. Suillius Rufus, parent peut-èfre du Rufus, l'oncle excellent de sa belle-mère. Or, on sait que P. Suillius 1. Pont., II, XI, V. 28: Maxhna Fuudani qlorla, Hitf'e. soli. — Pour Riifui;, voir M. Koch, Prosopof/raphiae Oridianae eleinen/a, p. "23; G. Graeber, Ouaestioinim Ovidianannu pars prior, E\hert'e\ii, 1881, p 10. 2. l'on!., II, X, V. 10 : Vel meii qiiod conjii.r non aliéna tiln. 3. Hennig, Ue P. Ocidii Sasonis sodnlihus. p. 2-!. — Noir la note 2 de la page l."J8. 210 LA JEUNESSE D OVIDE Rufus ^ fut questeur en Fan 13 de l'ère chrétienne. Le questeur de l'an 13, âgé de vingt-cinq à trente ans, était né entre 737-17 et 742-12. Graeber admet, non sans vraisemblance, que la lettre qui lui est adressée par Ovide, postérieurement à la mort d'Auguste, est une lettre de félicitation que P. Suillius Rufus reçoit à l'occasion de son mariage récent ^. Mariée après 768, date de la mort d'Auguste, labelle-fiUe d'Ovide n'était pas vraisemblablement plus âgée que son mari; qu'onadmette qu'elle eût déjà trente ans, ce qui est peu probable étant donné Tùge où se mariaient les jeunes Romaines, elle était née en 737-17. C'est donc seulement après Tan 737 qu'Ovide, né en 711, aurait épousé la veuve, mère de l'enfant qui devait devenir la femme de P. Suillius Rufus. Il est probable que la tille delà troisième femme d'Ovide n'a pas eu à attendre la trentième année pour trouver un mari de son âge ou même plus jeune, qu'elle naquit et que le poète contracta lui- même son mariage plusieurs années après 737-17. Son ami de jeunesse, Pompeius Macer, s'entremit pour lui faire épouser une parente, qui était la cx)usine de l'Empereur. Ce n'est pas au temps de son adolescence, alors qu'il sortait de l'école des rhéteurs, que le lils d'un obscur chevalier de Sul- mone pouvait aspirer à devenirle mari dune jeune femme de la gois Fabia. C'est seulement à l'âge de 1 . Voir M. Kocli, Prosopoqvaiilùae Ovidianae elenienta, p. 27-28. — B. Dinler, De P. Ovidii Nusonisex Ponlo libris commentutia altéra. Grimnia. 1865, p. 1. 2. G. Graeber, Qiiaeslionum Ovidianarion pars prior, p. 10. LA JEUNESSE D OVIDE 211 trente ans que le descendant des chevaliers d'Arpi- num, M. TiiUius Cicero, put faire un brillant ma- riage en épousant Terentia, qui appartenait à une famille riciie et aristocratique. Mais Cicéron s'était déjà rendu populaire par ses plaidoyers dirigés contre les partisans de Sylla; il allait, parla ques- ture, entrer dans la carrière des honneurs. C'est seulement après s'être placé au premier rang des poètes à la mode qu'Ovide put, grâce à l'inter- vention de son ami Pompeius INIacer, entrer par le mariage dans l'illustre ge^is Fabia. Toute la période des débuts littéraires et des premiers et éclatants succès du poète est comprise entre les deux premiers mariages, aussi inutiles pour son bonheur d'homme privé que pour son ambition avide d'une haute fortune poétique con- sacrée par l'amitié de l'Empereur, et cette dernière union qui lui assurait une situation dans la plus aristocratique société de la Rome impériale, et qui permettait au parent par alliance d'Auguste de prendre auprès de lui cette place que la mort de Virgile et d'Horace laissait vide et à laquelle il sem- blait désigné par l'estime des lettrés et par les ap- plaudissements des gens du nKmde. CHAPITRE IX Les débuts littéraires < Ne manque-t-il pas un de mes fidèles"? » 0 bienfaisant Bacchus, sois-moisecourable !... Otoi, le plusbeau desdieux, sois-moi propice, soulage ma misère, songe que je suis au nombre de tes fidèles ! Les dieux sont liés entre eux par un commerce perpétuel : que ta divinité, ô Bacchus, essaie de lléchir la divinité d'Auguste! Et vous, compagnons de mes travaux, réunion pieuse, que chacun de vous, après avoir bu le vin, fasse la même prière que nioil Que l'un de vous, ayant prononcé le nom d'Ovide, dépose sa coupe, mouillée de ses larmes, et, se souvenant de moi, dise, après avoir promené son regard sur toute l'assemblée : « Oîi est Ovide, qui faisait naguère partie de notre chœur?» Si, parlaloyauté de mon caractère, je me suis rendu digne de votre estime, si jamais critique injuste de ma part n'a porté atteinte à aucune œuvre littéraire, si. tout en rendant aux poèmes de nos an- ciens un juste hommage de respect, j'estime que les œuvres des jeunes en sont voisines par le mérite, je souhaite que vous puissiez composer vos vers avec la faveur d'Apollon, que vous puissiez — seul bonheur qui me soit permis — conser- ver parmi vous le souvenir de mon nom'! Relégué sous la constellation de la Petite-Ourse, dans la Sarmatie, voisine des GMes féroces'-, le vieux poète cherche toutes les occasions de rappe- ler qu'il a lait partie du Collège. Quand il envoie à Rome les vers composés eu l'honneur du triomphe décerné à Tibère, Tan 13 de l'ère chrétienne, il écrit à un ami : Poètes, nous sommes unis par la communauté des céré- d. Tiisles, V. ai, v. l-fi, 33-35, 43-56. 2. Tristes. V, ni, v. 18. LA JEUNESSE DOVIDE 223 monies sacrées, si toutefois dans votre cœur il y a place pour les malheureux. Amis, vous êtes la plus grande partie de ma vie: nous avons longtemps vécu ensemble. Loin de vous, je ne cesse pas d'être fidèle à votre association. Qu'ils soient donc recommandés à votre faveur ces vers pour lesquels je ne peux plaider moi-même '. L'association des poètes a été pour Ovide ce que le Musée était pour les érudits et les lettrés d'Alexan- drie ; elle a remplacé pour lui la maison pater- nelle, elle a été sa vraie patrie ; admis parmi les poètes dès sa première jeunesse, comme novice — comme stagiaire, dirait-on aujourd'hui — c'est dans le cénacle qu'il a parcouru le seul cursus honorum qui tentât son ambition. Loin de s'en tenir aux magistratus minores, il s'était progres- sivement, à la suite du succès de chacun de ses ou- vrages, élevé jusqu'aux plus hautes dignités du coUegiwn; au moment de l'exil, il était le maître du chœur, le prince de ce sénat littéraire. Trente ans auparavant, c'est sous ses auspices qu'il avait dé- buté aux recitationes puhlicae. Les hommages que j'ai offerts à mes aînés, mes cadets me les ont rendus; ma muse, Thalie, n'a pas tardé à se faire connaître. Quand je lus pour la première fois, en public, mes poèmes de jeunesse, ma barbe n'avait encore été rasée qu'une fois ou deux. Mon génie poétique avait étééveillé par une femme que, grâce à moi, Home entière a célébrée, une femme que j'ai chantée sous le nom de Corinne, qui n'était pas le sien'2. Ce passage des Tristes est très important pour 1. Por.t., in, IV, v. rsT-l^. 2. Tristes, IV, x, v. ou-60. 224 LA JEUNESSE d'oVIDE fixer la date des débuts littéraires d'Ovide en pré- sence du grand public et pour établir par quel genre de poésie il commença à attirer sur lui l'at- tention des lettrés et des gens du monde. Quand il commença à lire da'iS les recitationes ses poèmes de jeunesse, sa barbe n'avait encore été rasée qu'une fois ou deux : depuis que Scipion, fe-e|c^â' Africain, avait pris l'habitude, vers la quarantième année, de se faire raser chaque jour', la mode de ne plus porter la barbe s'était intro- duite à Rome. Un duvet naissant estompait les joues et le menton de l'adolescent; l'homme d'un certain âge était imberbe. Bien plutôt que le jour où on lui faisait prendre la toge virile, celui où l'on coupait la barbe de l'adolescent était le jour où il entrait dans la vie sérieuse. Lu deponido har- bae était une occasion de fêtes pour la famille et les amis de celui qui, en devenant un homme, con- sacrait solennellement la barbe qu'il abandonnait à quelque grand dieu ou aux Lares de sa maison. C'est entre la vingtième et la vingt-cinquième année que le jeune Romain accomplissait cette cérémonie. Caligula se fit couper la barbe pour la première fois à vingt ans, Néron à vingt et un, Auguste à vingt-cinq-. Ovide « déposa sa barbe » entre 731-23 et 736-18, plutôt vers 18, alors qu'il allait avoir vingt-cinq ans, et qu'il se préparait à commencer la vie sérieuse, qui était pour lui, non l'entrée au Sénat par la questure qu'il renonçait à 1. l'iine, -V. U.. Vil, lix. 2. Voir Juste Lipse, Excunsus au cliapilre xv du livre XIV des Annales de Tacite. LA JEUNESSE D OVIDE 225 briguer, mais bien la carrière littéraire où l'appui de l'association des poètes lui permettait de se pro- duire dans les se'ances des recitationes piiblicae. Quels étaient les sujets que le jeune poète allait offrir aux suffrages du public lettré? La Muse qui l'inspire, Thalie — niPaThalia^ dit-il — est générale- ment regardée par la critique moderne comme « la Muse de la comédie, qui avait son origine dans les Dionysies champêtres. Du temps des Romains, elle n'a pas d'autre signification'. » Et Ton se rappelle les Epigrammes A^ï Anthologie : « Thalie a révélé la vie comique, les mœurs et les caractères... Je préside, moi Thalie, à la poésie comique; et, sur la scène applaudie, je représente les actions des mortels peu vertueux-. » Mais Ovide, qui, dans ses poésies légères, a com- posé la « comédie humaine » de son temps et « représenté les actions des mortels peu vertueux », qui, dans des œuvres que l'on aurait pu espérer plus sérieuses, s'est laissé aller à écrire des scènes comiques, souvent trop voisines de la bouffonnerie, — Ovide n'est pas, à proprement parler, un auteur comique; il n'est le poète d'aucune palliata, d'au- cune tocjata. Avec Virgile, Thalie était la Muse agreste et prin- tanière de la pastorale, qui ne dédaignait pas de fréquenter les forêts'. Comme le printemps est la 1. P. Decharme. Mijthologie de la Grèce antique, Paris, Garnier, 2-' édit., 1S86, p. 232.' 2. Anlholor/ie grecque (traduction de Dehèque), Paris. Hachette, 1S6.3, t. 1, p. 328. Epigrammes descriptives, n" 304 et .^05. 3. Eglogues, VI, v. 1 : Prima Syracosio dlt/nata est ludere versu Xostni nec e^ubiiit sili^as habitare Thalia. 226 LA JEUNESSE D OVIDE jeunesse de Tannée, ïlialie (OâXXo), fleurir, verdoyer; ^xkv.x^vègètation des jeunes pousses) est la Muse qui inspire les juveiialia carmina d'Ovide, ses poèmes de jeunesse où il n'est question que d'amour. C'est Thalie qui dicte aa poète de VArt d'aimer les pré- ceptes qu'il rédige dans les vers inégaux du mètre élégiaque'. Thalie sait manier la lyre recourbée dont les accents accompagnent les chants d'amour*^. Thalie reste toujours la Muse de l'exilé, alors môme qu'elle est liée et condamnée au silence par une loi impérieuse-^ Mais il semble — les confidences mêmes d'Ovide permettent de le penser — que Thalie n'est pas la seule Muse qui ait inspiré le poète à ses débuts, et que tous les juvenalia carmina n'étaient pas des poèmes erotiques. 1. Avl (Vabner, 1, v. 20! : Praecipil iinparihus vecta Tlialiarolis. 2. Fastes, V, y. 5i : ... curvae scila Thalia lyi-ac. 3. Tristes, V, ix, v. 31 : Sic mea leqe data vincla al/j'ie inciiisa Thalia. CHAPITRE X Ovide, poète tragique à ses débuts. — La Méc/ée. — Composées à la même date que les Amours, les tragédies d'Ovide n'ont pas été représentées. — Ovide, poète épique. — L'épopée au siècle d'Auguste. Les diverses écoles. L'épopée nationale; l'épopée mythologique ; le cycle troyen et le cycle thébain ; les légendes des héros. — La Gigantomackie d'Ovide. — Pourquoi les poètes épiques du siècle d'Auguste se sont abstenus de chanter la guerre lies Olympiens et des Géants. — L'apothéose d'Auguste. — Ren- seignements donnés par Ovide sur sa Gignnlomackle : conjec- tures que l'on peut faire sur ce poème ; allusions qui se trouvent dans les Tristes, dans les Fastes, dans les Métamorphoses. — Pourquoi Ovide a dû renoncer à sa Gigantomacltie. Nous savons qu'Ovide a été poète tragique. Les auteurs anciens mentionnent et admirent une de ses tragédies, Médée. Gallio, dit Sénèque le Rhé- teur^, remarquait que l'expression virgilienne « pleine du Dieu » {p/ena Deo) avait tellement plu à Ovide qu'il se l'était appropriée et qu'il l'avait introduite dans sa tragédie, où on trouve ce vers : (' Je suis portée cà et Jà, comme pleine de l'esprit du dieu. » [Feror hue illiic^ ut plenadeo.) Quintilien- cite un vers de la tragédie où Médée s'écrie avec véhé- 1. Sénèque le Rhéteur, Suasor., III, vu. — Pour le rhéteur Junius Gallio, voir 92-93 et 114. 2. Quintilien, Instil. Orat., VIH, v, 6, 228 LA JEUNESSE D OVIDE mence : " J'ai pu te [ou le] sauver; tu demandes si je peux te [ou le] perdre ! » [Servare potui ; perdere an possim rogas?) L'auteur de V Institution Ora- toire fait un grand éloge de la Me'dée d'Ovide qu'il place au même rang que le T/u/estede Yarius : Le Thyeste de Varius soutient la comparaison avec celle que Ton voudra des tragédies grecques. La MécUe d'Ovide me semble fournir une preuve de ce que cepoète aurait pu faire, s'il eût mieux aimé commander à son esprit que de s'y aban- donner ^ Le Dialogue des Orateurs rapproche aussi les deux tragédies : Vous rencontrerez aujourd'hui plus de détracteurs de la gloire de Cicéron que de celle de Virgile; et aucun ouvrage de Pollion ou de Messalla n'est aussi illustre que \?iMi'dée d'Ovide ou le Thyeste de Varius^. On sait par une didascalie, conservée dans un manuscrit de la Bibliothèque nationalc\ que le Thyeste fut représenté en 725-29, aux jeux célé- brés en l'honneur de la victoire d'Actium. Ami d'Horace et de Virgile, L. Varius Rufus appartient à la génération qui précède celle d'Ovide ; l'auteur de la Médée avait quatorze ans, quand le Thyeste fut donné au théâtre; et la date de la tragédie de Varius ne sert en rien à établir celle de la tragédie d'Ovide. 1. Quintilien, Instil. Oraf., X, i, 98. 2. Dialogue des Orateurs, xii. 3. J. Quictierat, Bibliothèque de VEcole des Chartes, Paris, 1839, p. 52: — (). Ribbeck. Traç/icorum Latinorum Reliquiae, Leipzifi, 1852, p. 347: Tragicorum Romanorum Fragmenta, 1897, p. 2b"j. LA JEUNESSE D OVIDE 229 Les Tristes ne nous fournissent aucun renseigne- ment sur la Mi'dée. Mais plusieurs passages des Amours prouvent que, dans sa jeunesse, Ovide a composé, ou tout au moins commencé, une ou plu- sieurs tragédies. L'amie du poète prétendait lui interdire tout autre poème que des chants damour: Cependant — dit-il — j'ai pris le sceptre; à force de soins, notre tragédie a grandi ^ ; j'avais de grandes aptitudes pour ce genre de poème. Mais le dieu Amour s'est mis à rire à la vue de mon long manteau, de mes cothurnes peints, du sceptre si vite pris par ma main de simple poète. La divinité d'une jalouse maîtresse m'a, elle aussi, détourné de mon œuvre, et r.Vmour triomphe du poète qui avait chaussé les cothurnes tragiques-. Ailleurs, Ovide se met en scène dans le décor d'une antique forêt, sanctuaire delà divinité, entre la Muse de l'Elégie erotique et la Muse de la Tra- gédie. Comme jadis la Volupté et la Vertu se dispu- taient Hercule, chacune des deux Muses veut que le poète se consacre au genre de poésie qu'elle protège. Il prie la Tragédie de lui laisser terminer ses chan- sons d'amour. " Muse de la Tragédie, accorde quelque délai à ton poète. Ton œuvre est éternelle : ce que me demande la Muse de l'Elégie ne me coûtera que peu de temps. » La Tragédie émue condescendit à ma requête. Que mes tendres Amours soient hâtés, tant que j'ai le loisir de les composer! Derrière moi une œuvie plus grande me presse 3. Après avoir terminé ses poèmes de jeunesse, 1. Tragoedia nostra crevit peut signifier «j'avançai ma tragé- die », ou « la tragédie romaine a fait des progrès ». 2. Amours, II, xvni, v. 13-18. 3. Amours, III, i, v. 67-~0. 230 LA JEUNESSE D OVIDE Ovide est-il revenu à ce grandius opits? Il ne nous le dit pas et c'est peu vraisemblable. Mais il ne dé- savoue pas ses essais tragiques; et, dans la longue apologie qu'il adresse à Auguste, il les place à coté de ses œuvres les plus sérieuses, les Métamorphoses et les Fastes : Nous avons donné au cothurne tragique l'œuvre qui met les rois en scène. Et le style de cette œuvi^e avait la gravité qui convient au cothurne ^. La Mêdée n'a jamais été représentée au théâtre où l'on applaudissait, pendant l'exil du poète, des œuvres qui n'étaient pas faites pour la scène. Nous l'apprenons par les Tristes : Mes poèmes sont déclamés au théâtre avec accompagne- ment de danses et font salle comble"^; mes vers sont applau- dis, m'écris-tu, ô mon ami. Je n'ai rien composé, tu le sais foi-méme, pour le théâtre; ma Muse n'est pas ambitieuse d'applaudissements. Mais je suis reconnaisi-antde toutcequi fait prononcer à des bouches romaines le nom du poète re- légué 3. Dans son apologie à Auguste, Ovide se vantait de n'avoir jamais composé de mimes obscènes ; mais il rappelait avec complaisance ses poèmes déclamés sur le théâtre avec accompagnement de danses, qui fixaient et retenaient les regards de l'Empereur^. 1. Tristes, If, V. 533-554. 2. Carmhia (ce mol ne peut désigner des tragédies) quod pleno salUtri nosirci thealro. 3. Trisles, V, vu, v. 25-30. 4. Tritiles, II, v. 51'J : Kt mca aunl populu, sulluta poemnla siir/)c, Snt'/in oculos ctinm delitiuere lnos. LA JEUNESSE D OVIDE 231 C'étaient, sans doute, les éle'gies des Amours ou les Héro'ides que Ton déclamait sur la scène, pen- dant que les danseurs exprimaient par un ballet, accompagné de musique, les situations dont le poème fournissait le livret. La tragédie romaine avait été peu à peu chassée du théâtre par les pro- grès incessants de la danse, de la partie musicale, des décors, de la mise en scène et de la figuration, qui transformaient le drame primitif en une sorte de pièce à grand spectacle ou de ballet d'action. En l'an 699-55, Cicéron se plaignait déjà des défilés interminables de figurants qu'on avait introduits dans la C/ijtemnestre d'Accius et dans Le Cheval de Troie de Naevius'. En 741-13, VÉpître d'Horace à Auguste constatait que tout, dans une pièce de théâtre, était sacrifié au plaisir des yeux, que les poètes dramatiques renonçaient à faire représenter une tragédie devant un public aussi attentif que pourrait l'être un âne sourd-. Le Thyeste de Varius avait été joué en 725-29; quand Ovide avait vingt-cinq ans, en 736-18, sa Médée n'aurait pu se produire au théâtre. Une tra- gédie est une pièce trop longue pour pouvoir être déclamée auxrecitationes pid)Hcae ; le jeune poète, avide d'une gloire rapide et populaire, ne pouvait se contenter des suffrages restreints d'un cercle de confrères et de lettrés amateurs. Il renonça donc à la tragédie ; il transforma ses vers iambiques en élégiaques, et réduisit sa pièce de théâtre aux dimen- \. Episf. ad Famil., VII, i, 2. 2. Epîires, H, i, v. l!S2-200. 232 LA JEUNESSE D OVIDE sions d'une Héro'ide de 106 distiques dont l'un rap- pelle le vers de tragédie cité par Quintilien et in- dique quel devait en être le contexte : Pouvoir me perdre, c'est assez pour qui se plaît à possé- der une telle puissance. Mais, sauvé par toi, je serai pour toi une gloire plus grande'. Médéc, tragédie d'Ovide, n'a pas été représentée; Médée, héroïde, a pu servir de livret à une sorte d'opéra-ballct, déclamé sur le théâtre avec accom- pagnement de nuisi(|ue et de danse. Nageottese fonde sur une comparaison peu exacte entre l'état de la littérature au temps d'Auguste et au xvuf siècle français, pour admettre que la tragé- die d'Ovide i'ut son œuvre de début : En France, au xviii'^ siècle, où il y eut tant de littérature et si peu de poésie, on débutait généralementdans le monde par une tragédie. C'était une manière de redoubler sa rhé- torique... Il semble qu'il en fut à peu près de même chez les Romains, au temps d'Auguste, (;t qu'on n'eût osé se donner pour lettré, si l'on n'avait pas immolé un héros ou deux sur la scène tragique -. C'est justement parce que la tragédie n'était plus à la mode après 725-29 qu'Ovide, ébloui par le succès du Thypste^ a dû, dans son inexpérience d'adolescent, encore étranger aux cercles littéraires, supposer qu'une pièce tragique le classerait d'em- blée parmi les poètes célèbres. 11 n'a pu composer 1. lléroides, XII, v. Tij-ld. — Pour l'hypothèse de la réduction de la tragédie en héroïde, voir J. Tolkielm, Qitaestionum ad Heroides Uvididiius spectuntium Cajiihi VII, Leipzig, 18S8,p.l07. 2. Nageotte, Ovide, etc., p. 92. LA JEUNESSE D OVIDE 233 sa J/cV/f>, peut-être d'autres œuvres du même genre, qu'avant d'avoir pris contact avec la société lettrée; il s'y rendit compte bien vite du discrédit où le genre tragique était tombé. Cette décadence ne fit que continuer pendant tout le principat d'Auguste : Ovide lui-même, dans son catalogue des poètes con- temporains de l'Empereur, ne pourra mentionner à côté de Varius que deux auteurs tragiques, Grac- chus, qui écrivit, lui aussi, un Tlujeste et deux tra- gédies sur Atalante et Les filles de Pélias, et Turra- nius, qui est complètement inconnu'. A peine entré dans l'intimité des poètes ses aînés, le nouvel associé du chorus poetanim voyait avec quel empressement les lettrés se consacraient à un genre de poésie qui n'était pas le genre tra- gique. Depuis que Properce, à qui le plan général de \ Enéide était connu, avait annoncé, vers 728-26, qu'une épopée supérieure à l'y/mr/e' allait paraître, beaucoup de poètes, surtout parmi les débutants qui ne doutent de rien, se hâtaient de produire une épopée qui fît oublier les poèmes homériques. Après les premiers essais de Livius Andronicus, qui, par sa traduction à^Y Odyssée^ avait fondé l'épo- pée latine, les poètes de Rome,Naevius et Ennius, 1. Pont., lY, XVI. V. 29-31 : Musaque Turrani trni/icis innixa cothnrnis... Cum Vartis Gracckusque darent fera dicta tyrannia. 0. Korn (édition critique des Pontr'qiies, Leipzig, 1868) a corrigé avec raison la leion des manuscrits Vania en Vavins. 2. Properce, li. xxxiv (édit. Mueller, 111. xxxii), v. 68 : ^iesci vqnhl ma jus nascitur Iliade. 234 LA JEUNESSE D OVIDE avaient composé des poèmes épiques sur l'iiistoire romaine. L'un des premiers alexandrins latins, Varron de l'Alax, donnait à la fois une imitation de l'épopée mythologique d'ApoUonios de Rhodes, Les Arcfonau tiques, et une épopée originale sur l'histoire contemporaine, le Bellum Sequanicum, où il célé- brait en vers hexamètres les victoires de César sur les Gaulois. A partir des œuvres de Varron, l'épo- pée romaine se consacre, soit aux sujets historiques, soit aux sujets mythologiques. Ovide, dans de nombreuses pièces écrites pendant l'exil et surtout dans une Epistiilaad mvidum^, qui est ce que l'on appellerait aujourd'hui une «lettre ouverte », où il est question delà poésie au temps d'Auguste ; — après Ovide, divers auteurs des géné- rations postérieures, Sénèque le Rhéteur dans ses Controverses, Velleius Paterculus dans ses Histoires, Sénèque le Philosophe dans ses traités dogmatiques et dans ses Lettres à Lucilius, Quintilien dans son Institution Oratoire, Martial dans ses Epigrammes, nous renseignent sur les poètes épiques romains, qui écrivaient au temps de Virgile, ou un peu après lui. « Savants ou ignorants — disait Horace- — tous indistinctement nous écrivons des poèmes. » C'est vers la composition des poèmes épiques sur- tout que se dirigeait le scribendi /.y.v.brfiiz des con- temporains d'Horace'^. Les uns, en des épopées nationales, racontent les 1. Ponl., IV, XVI. 2. Ejiilres, II, i, v. 117. 3. Voir (t. flaube, De Canninibus epicis saeculi Augiisli, Bres- l;iii, 1870. LA JEUNESSE D OVIDE 235 événements auxquels ils ont assisté, ou font le pané- gyrique des grands personnages dont ils sont les amis ou les obligés. Cornélius Severus chante, sous le titre de Bellum Sicidum, la guerre navale qui avait eu lieu, l'an 716-38, entre les flottes de Sex- tus Pompée et d'Octave. C'est, dit Ovide, un poème digne des plus grands rois*; un poème qui, d'après Quintilien, si tous les livres valaient le premier, placerait le poète immédiatement après Virgile^. Sénèque le Rhéteur cite avec éloges 25 hexamètres éloquents et harmonieux oii l'auteur d'une épopée consacrée à la louange d'Octave avait le courage de déplorer la mort de Cicéron'^ Sénèque le Philo- sophe rappelle la belle description du Mont-Etna qui se trouvait dans le Bellum Siculam'^ — Rabirius, doué d'une grande éloquence "', compose une épopée, Bellum Actiaclun, dont un manuscrit d'Ilerculanum nous a transmis quelques fragments mutilés'''. Cette épopée, citée par Sénèque le Philosophe^ et par (Juintilien^, est placée par Velleius Paterculus à côté de l'Enéide^. — Sénèque le Rhéteur parle d"un de ses compatriotes de Cordoue, Sextilius Ena, inaequalis poeta^ qui avait donné lecture, chez Messalla Corvinus, dune épopée oii, à l'exemple de 1. Pont., IV, II, V. 1 : ... O vates magnorum maxime reijum. Pont., IV, XVI, V. 9 : Quique dedil Latio carme» régale Severus. ■2. Instit. Orat., X, i, 89. 3. Suasor., \'I, xxvi. 4. Lettres à Lucilius, i.xxix, o. 0. Ovide, Pont., IV, xvi, v. o : ... magnirjue Rahirius cris. (i. Baehrens, Pnelae La Uni Mincîmes, vol. I, p. 212-220. 1. De Benejiciis, ^'l, m. 8. Jnstit. Oral., X. i. 90. 9. Velleius Paterculus, 11, x.x.wi, 3. 236 LA JEUNESSE D OVIDE Cornélius Severus, il ne craig:nait pas de faire l'éloge de Cicéron '. — Ovide cite enfin, sans dire leurs noms, deux poètes épiques, dont l'un racontait la guerre de César en Afrique contre les Pompéiens et leur allié Juba, roi de Mauritanie, et l'autre, en un poème qui semblait l'œuvre des dieux eux- mêmes de la mer, la guerre maritime de Sicile ou la campagne d'Actium^ D'autres, admettant les traditions mythologiques dans leurs épopées nationales, remontent, comme Naevius, Ennius et Virgile, jusqu'aux souvenirs de la guerre de Troie. Parmi ceux-ci, Ovide cite un poète qui dut son cognomen de Largiis à la lar- geur de son génie et qui chanta rétablissement du vieillard de Phrygie dans les plaines delà Gaule ^. 11 s'agit probablement de Valerius Largus, l'ami qui trahit Cornélius Gallus dont il se lit l'accusa- teur''. L'épopée de Largus racontait Témigration d'Antenor, le vieillard Iroyenet de ses compagnons, dans la Gaule Cisalpine, aux environs de Padoue '. Cette vieille légende, déjà rapportée par Caton TAncien", mentionnée plus tard par Tite-Live, ori- ginaire de Padoue, qui rappelle la fondation de sa 1. Siiasor. VI, xxvn. 2. l'oiiL, IV, XVI, V. 21: Veliroliqup ttiaris nomi'n, cui credere ponsis Cnrmina caendeos composuisse deos, (Juique acies LiOycas liomanaque proelia di.iil. 3. Vont., IV, XVI, V. 17: Ingeiiiiqiii' sui dictus cognomine Larqus, Callica qui l'Iwi/yinm duxit in arva senem. 4. Dion Cassius, LUI, xxui. 5. Enéide, 1, v. 240 et suiv. 6. Pline, N. If.. 111. xix. LA JEUNESSE D OVIDE 237 ville natale par Antenor', pouvait être le thème d'une épopée dans le genre de YEnride. — Ovide ne dit rien du poème en douze chants de Jullus Antonius à qui Horace dédiait VOde ii du livre IV. Ce poème, mentionné par Acron, le scoliaste dHorace-, racon- tait la légende d'après laquelle le Grec Diomède se serait établi en Apulie^, comme le Troyen Antenor s'établissait sur le rivage de la mer Adriatique, dans les environs du Pô. Né, en 710-44, du triumvir Marc Antoine et de Fulvie, élevé par Octavie, qui lui fit épouser sa fille Marcella, sœur du jeune Marcel- lus, Jullus Antonius fut consul en 744-10. Huit ans après, ses relations adultères avec la fameuse Julie, fille de l'Empereur, causèrent sa mort. Ovide exilé, qui tâchait par tous les moyens de rentrer en grâce, se gardait bien de vanter, dans les Tristeaow dans les Pon/iques, l'œuvre d'un poète dont le nom rappelait les scandales de la maison impériale. Certaines épopées se rapportaient au cycle troyen. On sait de quelle faveur jouissait le culte des sou- venirs d'Ilion auprès de l'Empereur, qui prétendait descendre du fils d'Enée, lule^ L'ami d'Ovide, Ma- cer — Iliacus Macer — composait une vaste épo- pée anté-homérique, qui racontait les événements de la guerre de Troie antérieurs au sujet de r///fl^A'\ — Sénèque le Rhéteur cite deux vers d'un poème imité de Vlliade par Arbronius Silo, auditeur des 1. Tite-Live, I, i. 2. Acro, ad Horat. Carm., IV, ii, v. Il:} : lleroiro melvo l'.rjfxr^Ziix- XII libros scripsit eqreqioH. 3. Cf. Enéide, VI 11, v. 9. 4. Voir p. 15i. Tj. Voir {). loi. 238 LA JEUNESSE D OVIDE déclamations de Porcins Latro'. — Ovide rappelle qne Camerinus — probablement Q. Sulpicins Came- rinus, qni fnt consul en 762 — avait donné une suite à VIliade dans une épopée qui racontait la guerre de Troie à partir du moment où Hector fut vaincu et tué par Achille'-. Quelques lettrés s'inspiraient de Y Odyssée ou reprenaient les sujets traités dans les NijTîi par les poètes cycliques qui avaient raconté le retour dans leur patrie des héros Grecs après la prise de Troie. Ovide cite avec éloges la Phéacide, poème oii son ami Tuticanus a imité en vers dignes d'Homère les chants de VOdz/ssée qui racontent le séjour d'Ulysse chez les Phéaciens-^; il mentionne Fépo- pée oi!i Lupus — probablement le rhéteur Rutilius Lupus, dont un traité de rhétorique nous a été conservé — chantait le retour à Sparte deMénélas, descendant de Tantale, et d'Hélène, fille de Léda, la femme de Tyndare''. Le cycle thébain avait fourni la matière d'une épopée à ce Ponticus, ami intime d'Ovide, qui l'admire, et de Properce, qui se moque de ses hautes ambitions poétiques ■'. \. Siia^or., II, MX. 2. Ponf., IV, XVI, V. 19: Quiqne canif domitam Camerinus ah Heclore Tvojam. — 0. Korn a rétabli la leron ah Ilecfore, qui est celle des meilleurs manuscrits. D'après la leçon vulgaire tw Her- cule, conservée encore par Merkel, il serait question d'un poème sur la conquête de Troie par Hercule. .S. Pont., IV, xn, v. 27 : Diqnam Maeoniis Phaeacida condere cliarlis Cvm te Piérides perdficuei-e tuae. Ponl., IV, XVI, V. 28: Et qui Maconiam Pliacacida vertit... 4. Pont,, IV, XVI, V. 25: ... auctor Tantalidae reducis Ti/ndari- dosque Lupus, o. Voir p. 2ir.. LA JEUNESSE D OVIDE 239 Los légendes des héros étaient l'occasion de nom- breux poèmes. Tuscus — probablement le gram- mairien Clodius ïuscus, auteur d'un calendrier astronomique dont Ovide a usé pour ses Fastes — devait son nom à une épopée sur la fille d'un roi de Thrace, Phyllis, fiancée à Démophoon, fils deThésée et de Phèdre, qui, se croyant abandonnée par son amant, se tua et fui métamorphosée en arbre'. La légende d'Hercule avait été traitée avec suc- cès par Carus.un ami c/îc;* d'Ovide, qui répète trop souvent le facile jeu de mots dont le nom du poète lui donne la matière 2. Carus était précepteur des lils de Germanicus, alors que dans la sixième année de son séjour à Tomes, l'auteur des Politiques lui écrivait que ses vers avaient une vigueur digne du héros qu'il chantait-^. Ailleurs, Ovide accordait à YHéracléide de son ami des louanges dont l'expres- sion est aussi affectée qu'ingénieuse : Carus, dit-il, a si bien chanté Hercule que Junon s'irriterait contre le poète si elle n'était pas maintenant récon- ciliée avec le héros à qui elle a donné sa fille Hébé en mariage '. Un autre membre du cercle d'Ovide, celui-là même dont il supportait impatiemment les critiques 1. Pont., IV. XVI, V. 20 : Qniqiie sua nomeii Phyllide Tuschh habel. — VHévoide II d'Ovide, P/njl(is, est peut-être imitée de l'épopée de Tuscus. 2. Pont., IV, XIII, V. 1 : 0 mihi, non dubios inter memorande .sodalcs, Quique (jitod esvere, Care, vocnri.i, ave. Cf. Tristes, III, iv, v. 1 ; v, y. 17. 3. Pont., IV, xiti, V. 11-12. 4. Pont., IV, XVI, V. 7 : /7t qui Junonem laesisaet in Hercule, Carus, Junonis si non Jam ijen^r ille foret. 240 LA JEUNESSE D OVIDE littéraires 1, Pedo Albinovanns, qui est appelé dans les Pontiques un ami très cher et un poète divin-, avait composé une Théstt-ide. Dans une lettre datée du sixième été de son exil, Ovide lui demande de rester fidèle à son ami malheureux, comme Thésée, le héros de son poème, est demeuré fidèle à Piri- thoiiS'\ Domitius Marsus, placé par Ovide au nombre des poètes épiques de son temps ^, était l'auteur d'une Amazonide que cite Martial^. La xvi* Elégie du livre lY des Pontifjttes rappelle encore une épopée sur le héros Persée, une Per.srWe, œuvre d'un poète dont le nom ou le surnom était Trinacrius" ; elle nomme plusieurs poètes épiques : Montanus, les deux Priscus, Numa, sans indiquer les titres de leurs poèmes'; Sabinus, ami d'Ovide^, avait com- 1. Voir p. ■112. 2. Ponl.^ IV. X, V. 3 ; ... Carissime... Alhtnovane : xvi, v. G: ... Sldereiisqiie l'edu. 3. l'on!., IV, X. — Sénèque le Rhéteur {Suaso7\, I, xv) donne un fragment il'un poème où Albinovanus décrivait les voyages de Germanicus, fils de Drusus dans les mers du Nord (in Gei'manico navigante). Le voyage qui fut roccasion du poème eut lieu la troisième année du principat de Tibère (cf. Tacite, A uvales, 11, xxiv), l'an n où mourut Ovide. — II. Bornecque (Sénèque le Hlié- teur, Conlvov. el Suas., t. 11, p. 3y0) admet qu' «il s'agit de Germani- cus le père, dont le voyage se place en l'an 12 avant Jésus-Christ». Il serait également étrange que Sénèque désignât par le cor/nomen (le (iermanicus, sous lecpiel il est peu connu, D. Claudius Nero Drusus. père de Claudius Drusus dont le cognomen de Germauiciis est devenu le nom ordinaire, el qu'Ovide ne dit rien du poème historique de son ami Albinovanus. Si l'épopée de Germanico nat'lganle avait été composée de son vivant, s'il l'avait connue, Ovide lui aurait donné autant de louanges qu'il en accorde à la Théséide. 4. Ponl., IV, XVI, v. T). 5. Martial, Epigramm., IV, xxix, v. S. G. Pont., IV, -Wi, v. 25 : Trinacrius que suae Perselilos auclor. 1. Pont , IV, XVI, v. 10-11. s. Amours, II, xviii, v. 27 ; ... meus... Sahimis. LA JEUNESSE D OVIDE 241 posé une épopée dontles manuscrits des Pontiqucs^ ne donnent pas le nom d'une manière intelligible. On voit combien furent nombreuses, au siècle d'Auguste, les épopées historiques et mythologiques. Depuis la guerre de Sicile de Tan 716-38 et la bataille d'Actium, en 723-31, jusqu'aux voyages de Germanicus dans les mers du Nord, en l'an 770-17 après Jésus-Christ, tous les événements qui intéressent la famille impériale sont des matières à poèmes épiques. Du moment où ï Enéide est annoncée jusqu'à la iin du principal d'Auguste, toutes les légendes héroïques trouvent des poètes empressés à en tirer des sujets d'épopée. Il sem- blerait e.\.traordinaire qu'Ovide à ses débuts n'eut pas eu l'ambition de s'illustrer dans un genre poé- tique oîi une telle foule de lettrés essayaient leur talent. Ovide, en eiïet, voulut composer une épopée ; mais il y renonça, comme il avait renoncé à la tra- gédie, pour revenir à ses vers légers. Il le déclare lui-même dans VEIégie i du livre II des Amoiiî^s : Mon audace, il m'en souvient, avait entrepris de dire les guerres du ciel, de chanter Gygés aux cent bras, et — ma voix •'•tait assez forte — la terrible vengeance de la Terre, et l'Ossa élevé qui, pour se dresser vers l'Olympe, supporta le poids du Pélion placé sur lui. Je tenais en mains les nuages ora- geux ; avec Jupiter, je tenais la foudre qu'il pouvait elllcace- meut lancer du haut du ciel pour le défendre. Mais mon amie me ferma sa porte et je laissai Jupiter avec sa foudre-. L'épopée mythologique qu'Ovide avait entrepris 1. l'ont., IV, XVI, v. 15. 2. Amours, II, i, v. 11-17. IG LA JEUNESSE D OVIDE d'écrire était donc une Gigantomachie . On sait que la lutte des dieux de l'Olympe et des Géants avait élé chantée en Grèce par de nombreux poètes, dont les œuvres ne nous ont pas élé conservées, et que les principaux épisodes de cette guerre fantastique avaient été reproduits dans les monuments de l'art hellénique'. Mais, à Rome, il faut descendre jusqu'à l'un des derniers poètes de la décadence, Claudien, pour trouver un poème sur la Gigantomachie : dans la longue liste des poètes épiques du siècle d'Au- guste, il n'en est pas mentionné un seul qui se soit occupé de la guerre des Dieux et des Géants. Peu de temps après la victoire d'Actium, en 724-30 ou en 725-29, Horace donnait, dans une de ses Odes-, le plan d'une Gigantornachie : il y fai- sait le tableau grandiose de la victoire de Jupiter et des dieux sur les forces de la nature, du triomphe de l'esprit sur la matière. C'était, évidemment, une llatteuse allusion à la bataille d'Actium, où les monstres d'Egypte furent domptés par la sagesse romaine; mais le poète avait le tact de se borner à une simple allusion. Depuis que l'Orient avait été vaincu par Alexandre et que les pratiques de l'apo- théose orientale avaient envahi le monde hellé- nique, la Giganloinachie avait pris un caractère politique. Ptolémée Philadelphe, vainqueur des Galates dans les plaines voisines du Nil, était divi- 1. Voir F. Kuepp, 1>p, Glgan/omac/iiae in jioet^eos arlisyue tnonu- ineutis nsii, Bonn, IIS83. — Toutes les indiralions sur la guerre des Dieux et des (iéants et toutes les conjectures sur l'épopée d'Ovide, données ici, sont dével(i])pées et complétées dans mon travail. Lu lii'ian/omacfne d'Oi'irle 'Hevùv de Philologie, livraison d'avril 1904). 2. Horace, Or/c.v, ill, iv, v. 42-19. LA JEUNESSE D OVIDE 243 nisé par la poésie alexandrine qui lëgalait à Zeus, vainqueur des Géants dans les plaines de Phlégra. Caiie a (ht /afin ne tarda pas à passer d'Alexandrie à Rome. Horace avait un sentiment trop délicat des convenances pour se permettre d'identifier le vain- queur de l'Egypte à Jupiter, comme Callimaque avait identifié à Zeus le vainqueur des Galates; mais, dans ses Odes, il se montre souvent préoc- cupé par le souvenir de la Gigantomachie. Ici, il célèbre la gloire conquise dans la lutte contre les Géants par Bacchus qui prit la forme d'un lion pour mettre Rhoetus en lambeaux'. Ailleurs, passant en revue tous les dieux et tous les héros dignes d'être chantés, il associe l'éloge d'Auguste à celui de Jupiter : l'Empereur est parmi les hommes ce que le maître des dieux est dans le ciel. Auguste réduira les Parthes et les peuples de l'Extrême-Orient, comme Jupiter a vaincu les Géants, alors qu'il lançait contre eux les traits de sa foudre vengeresse"-. Mais le poète ne songe pas à tirer de la légende des Géants une épopée en l'honneur d'Auguste. 11 se défend modestement de pouvoir atteindre ' aux hauteurs du poème épique ; il s'excuse auprès de M. Vipsanius Agrippa, gendre d'Auguste : la fai- blesse de son inspiration serait funeste à la gloire de l'illustre soldat d'Actium et de l'Empereur, son beau-père, s'il prétendait la célébrer-^. Il s'excuse auprès de Mécène, qui lui demandait de chanter les 1. Odes, II, XIX, V. 21-24. 2. Odes, I, XII, V. 53-60. '6. Odes, I, M. 244 LA JEUNESSE D OVIDE exploits d'Auguste : il est également incapable de dire les victoires de César-Auguste et la défaite des Géants, fils de la Terre, domptés par le bras d'Her- cule '. Cette épopée où les récits des victoires des Olympiens sur les ennemis duciel ctde l'Empereur sur les ennemis de Rome pourraient être combinés, Horace évite de l'essayer. 11 se contente de comparer Auguste, le vainqueur d'Actium, a Jupiter, le vain- queur de Phlégra, et de montrer la future apo- théose de l'Empereur, buvant le nectar au banquet des dieux-, à côté du varjus Hercules et du pater Bacchus, qui doivent, l'un et l'autre, leur admission définitive parmi les Olympiens, à leur interven- tion victorieuse dans la lutte contre les Géants. Comme Horace ot pour les mêmes raisons de modestie que le célèbre poète lyrique, l'élégiaque Properce se montre rebelle aux sollicitations de iMécène. H place parmi les plus nobles sujets d'épopée la Gigantomachie^ au même rang que V Iliade et la Thébdide. Mais ce ne serait pas sur de tels sujets qu'il composerait un poème s'il avait l'inspiraticm épique : 0 Mécène, si la desLinrc m'eût donné la puissance de con- duire aux batailles des armées de héros, ce ne sont pas les Titans que je chanterais et lOssa entassé sur l'Olympe, pour que le Pélion servit de route vers le cieP, ce n'est pas l'an- tique Thèbes et Pergame, gloire d'Homère '. 1. Odes, IF. xu, V. o-8. 2. Odes, III, ui, V. 11-12. 3. Comme Properce, la plupart des auteurs latins confondent la lutte des Olympiens contre les Titans et leur lutte contre les Géants. — Voir mon travad sur La Giganlomachie d'Oiide. 4. Properce, II, i, v. 17-21. LA JEUNESSE D OVIDE 24K li laisserait aussi de côté les légendes nationales de Rcmus et de Romulus, les Guerres Puniques, les menaces des Gimbres et les exploits de ^larius, pour ne dire que les victoires d'Auguste à Modène, à Plîilippes, en Sicile, à Âctium, en Egypte. C'est un poème purement historique, sans allusions à la guerre des Géants, qu'il aurait l'ambition, mais qu'il n'a pas la force d'entreprendre. Properce aime à se comparer à Callimaque; il se donne le nom de Romamis Cal/imachiis^ et il s'autorise de l'exemple du poète alexandrin pour répéter qu'il n'est pas capable de chanter la lutte des Olympiens et des Géants : La faible voix de Callimaque peul-elle tonner assez fort pour célébrer la lutte tumultueuse de Jupiter et d'Encelade dans les champs de Phlégra-? Le Callimaque romain n'ignore pas que Y Hi/miw à Jh'los assimile le succès de Ptolémée Philadelphe sur les Gaulois à la victoire de Zeus sur les Géants ; mais, comme Horace, Properce évite de comparer les victoires d'Auguste à celles de Jupiter. Pour lui, comme pour tous les poètes romains de son temps, la composition heureuse d'une Gigantoma- cliie semble donner la mesure de la puissance épique. Quand il veut entendre faire qu'il n'abordera pas la grande épopée, l'auteur du Culer — sa mo- 1. Properce, IV, i Cédit. Mueller, V, i). v. 6i. 2. Properce, II, i, v 39-40. 246 LA JEUNESSE D OVIDE deste ambition se borne à chanter un moucheron — explique qu'il ne va pas raconter la lutte de Jupiter et de Rhoetus et montrer la plaine de Phlégra inondée du sang des Géants'. Les poèmes de Vir- gile ne font que de simples allusions à la Giganlo- inachie'* : il n'y est pas question d'Auguste. Quand il s'agit de l'apothéose de l'Empereur, l'auteur de V Enéide est aussi discret qu'Horace : c'est un titre honorifique assez banal que le Tityre des Eglogiiea donne à Octave en le qualifiant de detis^. Si, dans les Géorgiqu€s\ on voit le brûlant Scorpion rame- ner ses bras et laissera Auguste, divinisé et devenu un astre nouveau, un espace plus vaste que celui qui est accordé aux autres constellations, ce calas- térisme est une simple apothéose poétique du même ordre que celle d'Horace, qui fait asseoir l'Empereur au banquet des dieux. C'est après sa mort qu'Auguste deviendra un dieu ou un astre ; tant qu'il est vivant, la poésie se garde de l'assi- miler au souverain des Olympiens et de faire de lui l'égal de Jupiter vainqueur des Géants. Aucun poète du siècle d'Auguste n'a osé prendre le redoutable sujet de la Gigantomachie pour matière d'un poème épique. Dans son BellumSicit- lum, 011 il racontait la lutte entre les flottes de Sex- tus Pompée et d'Octave, Cornélius Severus n'avait pas craint, dit Sénèque, de faire, après Ovide, une description de l'Etna, et cette description était fort 1. Culex V. 27-28. 2. Géovq., i,"v. 2S0-28:î : — Enéide. VF, v. 'ilO-uSS. ;?. Ef/lo(/ues, I, V. fi. 4. Géor;/., I, v. 24-39. LA JEUNESSE D OVIDE 247 belle'. Il se peut que le poète ait utilisé latradition d'après laquelle les Géants Typhoeus et Briarée, foudroyés par Jupiter, sont enfermés sous la masse du Mont-Etna, pour comparer Octave, vainqueur des Pompéiens, à Jupiter, vainqueur des Géants. Vadidatio de cette comparaison aurait permis à Cornélius Severus de placer dans son poème l'éloge de Cicéron, que Virgile n'a pas osé faire entrer dans VEnride^. Il se peut que le Bellum Actiacum de Rabirius ait comparé la victoire d'Auguste sur les barbares d'Egypte à celle de Jupiter surles Géants. Il se peut queV Héracleide de Carus ait fait allusion à la guerre des Olympiens et des Géants, puis- qu'Hercule fut le plus puissant auxiliaire des dieux dans la bataille des cbamps de Phlégra. Mais nous ne savons qu'une seule épopée qui ait eu pour sujet spécial cet épisode grandiose de l'antique mytholo- gie : c'est la Gigantomnchie entreprise par Ovide. Il est permis de supposer que, dès son retour de Sicile, Ovide avait commencé à s'occuper d'une épopée sur la guerre des Olympiens et des Géants : c'est en Sicile qu'il avait pu s'instruire de toutes les traditions locales relatives au géant Typhoeus, foudroyé par Jupiter et enseveli dans le sous-sol de nie que sa masse occupe tout entier'^ On est en droit de s'étonner que, pour obéir aux caprices de son amie, le poète ait renoncé à un sujet d'épopée si séduisant, si nouveau dans la littérature romaine et que son séjour dans le pays du Mont-Etna lui 1. Sénèque, Lettres à Lucilius, lxxix, 3. 2. Enéide, VI, v. 849: Otabunt causas melius. W. Voir p. 183. 248 LA JEUNESSE D OVIDE donnait le moyen de traiter d'une manière origi- nale. Certains aveux qui se trouvent dans d'autres recueils que les Amours donnent lieu de penser que ce n'est pas un caprice de femme, mais un ordre de l'Empereur, qui a fait interrompre la Gigantoma- chie commencée dès le retour de Sicile. Une des pièces suppliantes qu'Ovide, relégué à Tomes, adressait à Auguste pour essayer de le lléchir con- jure l'Empereur de jeter les yeux sur les éloges de la famille impériale qui sont, dans les Métamor- phoses^ une preuve de la lidèle loyauté du poète : Examine mon ouvrage le plus important, cel ouvrage que j'ai laissé encore inachevé, où Ton voit les incroyables méta- morphoses des êtres. Là tu trouveras des panégyriques du nom des Césars, des gages nombreux de mon dévouement ^. Les poèmes ne sauraient grandir ta gloire; elle est parvenue à un degré oîi elle ne peut plus s'accroître. Elle aussi, la renommée de Jupiter est au-dessus de tout; et, cepen- dant, il se plaît à entendre rapporter ses exploits, à se voir le sujet d'une épopée. Et, lorsqu'on célèbre les combats de la guerre des Géants, il est à croire qu'il se réjouit des louanges qui lui sont données. D'autres te chantent avec le ton qui convient; d'autres, avec une inspiration plus féconde que la mienne, disent ta gloire-. Plus loin, dans la même élégie, Ovide dit combien il se repent des œuvres légères qui ont été la cause de son exil, combien il re2;rette de ne 1. Allusion à rapolhéose de l'Empereur [Met., XV, v. 850-860). Le ton de ce développement, (|iii place Auguste encore vivant à côté de Jupiter et de César, ne dépasse pas les formes de tlatlcrie dont la poésie des Odes ou des Géorgiquea se servait pour célébrer le maître du monde. 2. Tristes, M, v. 63-74. LA JEUNESSE D OVIDE 249 pas avoir chanté en qiiel(}iic épopée les guerres de Troie et de Thèbes ou les grands sujets nationaux de l'histoire romaine; il aurait dû, avant tout, cé- lébrer les exploits d'Auguste; mais il n'a pas osé : Parce qu'elle ne craint pas de se jouer dans un lac de faible étendue, une barque ne doit pas pour cela se confier à rOcéan. Peut-être même, j"ai des doutes, je ne suis pas assez apte à la poésie légère, je ne sutîis pas à des chants d'inspiration modeste. Que si tu m'ordonnes de dire les Ciéants domptés par la foudre de Jupiter, à un tel essai je ruinerai en vain mes forces. Pour que l'œuvre ne soit pas au-dessous du sujet, il faut un génie fécond à celui qui chante les actes immenses de César. Et, cependant, j'avais eu cette audace : mais je craignais de commettre un sacrilège, de compromettre ta majesté. Aussi, je suis revenu à mes œuvres légères, à mes poèmes de jeunesse et j'ai ému en mon cœur des passions factices '. Il est intéressant de rapprocher ces deux passages des Tristes de celui des Amours oîi le poète pri'- tendait que son amie lui avait fait interrompre sa Gigantomachie pour revenir aux petits vers ero- tiques. Ici, en môme temps qu'il afhrme que Jupiter se réjouit de voir consacrer à la guerre des Géants des épopées dont il est le héros, il donne à entendre qu'Auguste n'aime pas à être mis en scène dans de semblables épopées. S'il a renoncé à ter- miner sa Gigantomachie, c'est parce qu'il craignait de commettre un sacrilège, de compromettre la majesté de l'Empereur. En somme, Auguste ne tolère pas ce que Jupiter permet ; un poème où se trouverait développée tout au long la comparaison 1. Ttislea, ÎI, V. 329-340. 2j0 la jeunesse d'ovide entre Jupiter et Auguste, indiquée à la fin des Métamorphoses^ plairait sans doute au maître de rOiympe, mais déplairait au César du Palatin qui ferait entendre ses plaintes impérieuses. 11 semble très probaljle que cette épopée, cette GIffantomachie, où, suivant les procédés de l'apo- théose alexandrine, Auguste, vainqueur de ses ennemis, était représenté sous les traits de Jupiter, vainqueur des Géants, a été, sinon terminée, du moins entreprise par Ovide, et qu'un ordre de l'Empereur a forcé le poète maladroit à détruire une œuvre qui ne plaisait pas. On a remarqué à bon droit' les comparaisons entre Auguste et Jupiter qui sont établies dans le livre II des Tristes. L'épopée sur Jupiter vainqueur des Géants (v. 333:... domitos Jovis igné Gigantas Dicere) est identifiée avec l'épopée sur Auguste vainqueur de ses ennemis (v. 335 :... ijmnania Caesaris acta Condere). Dans la plupart des poèmes écrits pen- dant l'exil, Auguste n'est pas seulement comparé à Jupiter; Auguste est Jupiter lui-même. Ovide a été banni: c'est la foudre de Jupiter qui l'a frappé; depuis qu'il en a senti le poids, il se croit menacé du feu du ciel, cbaque fois qu'il entend gronder le tonnerre-. Plus malheureux qu'Ulysse, accablé par la colère de Neptune, il est lui-même accablé par la colère du tout-puissant Jupiter 3. Sa disgrâce est terrible : qui s'en étonnerait ? Elles ne sont 1. F. Koepp, De Giganfomachiae, etc., p. 17-18. 2. Tristes, I, i, v. 81-82. 3. Ti'is/es, I, V. V. TÎ-7S. LA JEUNESSE D OVTDE 251 pas légères, les blessures de celui qui a été foudroyé par Jupiter ^ On l'abandonne dans son malheur: c'est tout naturel, car on s'éloigne d'une maison frappée par la foudre -. S'il se trouve un ami cou- rageux qui lui prête son aide, ce sont de chaleureux remerciements à celui qui ne craint pas d'ouvrir un port fidèle où puisse se réfugier la barque frappée par la foudre \ Quand le poète adresse ses supplications à l'Empereur, il ne s'exprime pas autrement que ne ferait un (léant foudroyé et repentant, qui implorerait la clémence de Jupi- ter, maître du tonnerre : Grâce, je t'en conjure ; dépose ta foudre et tes traits. Ces traits de foudre, liélas! malheureux que je suis, je ne les connais que trop!... Pitié, je t'en conjure, épargne-moi quelques traits de ta foudre '•. En faisant sans cesse de l'Empereur le Jupiter qui lance la foudre, l'auteur des Tristes et des Pon- tiques ne réussit pas mieux a désarmer la colère d'Auguste qu'il n'avait réussi à conquérir sa faveur en le choisissant pour héros d'une Gigantomachie. Toutes ces identifications avec le dieu du tonnerre, qui se trouvent presque à chaque page des poèmes de l'exil, permettent de conjecturer ce qu'avaient dû être les parties achevées de cette épopée de jeunesse, déclamées sans doute dans les lectures 1. Ponliques, I. vu, v. 49-30. 2. Tristes, I, ix, v. 21-22. 3. Tristes, IV, v, v. .")-6. 4. Tristes, II, v. 179-180: V, ii, v. ,^3-,o4. — On trouve dans les Adnotationes de la dissertatLun de F. Koepp (p. .j7-38) la liste do tous les passages où Ovide identifie Aupruste avec Jupiter tonnant. 252 LA JEUNESSE D OVIDE publiques, dont Tordre de l'Empereur, plutôt que les prières d'une amie, avait interrompu la compo- sition, Ovide aurait du comprendre qu'Auguste détestait cet abus de l'apotbéose alexandrine. On l'a fait observer avec raison, « il semble que l'Em- pereur se soit efîorcc de ne prendre de divinité que l'indispensable, si l'on peut parler ainsi ^ ». 11 était bien forcé de laisser répéter qu'il était fils d'Apollon ; il ne pouvait empêcher qu'on plaçât dans la bibliothèque du Palatin une statue qui le représentait sous les traits â'Actius Apollo ; mais il ne permit jamais aux Romains de l'appeler Dieu et de lui dédier des temples ~. « L'Italie eut plus de liberté que Rome. Aussi voyons-nous, surtout dans l'Italie du Sud, les traces d'un culte adressé à Auguste, de son vivant mème\ »Ouant à Rome, la ville frondeuse dont l'Empereur redoutait les railleuses inscriptions et les chansons mordantes, il ne consentit jamais à s'y laisser diviniser. Libre à la province de lui décerner les honneurs de l'apothéose '' : c'était article d'exportation que les fonctionnaires pouvaient tirer de leurs bagages, une fois \q pomeriiim franchi. Les poètes, qui étaient admis dans l'intimité de l'Empereur, savaient les ménagements qu'il conve- nait de garder. Les Gêorgiques et VÉnéide, les Odes d'Horace et les Elcyies de Properce ne pré- sentaient que de délicates allusions, que des 1. Beurlier, Essai sur le culte rendu aux empereurs romains, Paris. 1S90, p. 16. •2. Suétone, Auguste, i,ii, Lxx : — Dion Cassius, LU, xx. 3. Beurlier, ouvrage cilé, p. 11. i. Duiiiy, Histoire des Romains, édition de 1877, vol. Ilî, p. 315. LA JEUNESSE D OVIDE 253 formules littéi-aires d'apothéose, dont la vanitcS d'Auguste, amie de la louange, pouvait être satis- faite, mais dont sa susceptibilité, craintive du ridi- cule, n'avait pas lieu de s'inquiéter. Lejeune Ovide, qui succédait dans la faveur des lettres à Properce, à Horace et h Virgile, aurait bien voulu leur suc- céder aussi dans l'amitié d'Auguste. Sa candeur maladroite et sa prétentieuse inexpérience espé- raient charmer le maitre par une Giganhnnach'ic qui ferait du héros d'Actium l'égal du dieu vain- queur des Géants. Il ne se rappelait pas cet apologue d'Esope, que Phèdre devait négliger de mettre en iambiqucs latins, et dont La Fontaine fera la fable de làne et du petit chien : Ppu de ii;ens quo le ciel chérit et gratifie Ont le don d'agréer int'us avec la vie. Ovide n'était pas au nombre de ces paiici (//njs ueqiius amavit Jupiter. Si Apollon, dieu du Cynthos, avertit amicalement l'auteur des liucolifjues, en lui tirant Toreille, que ce n'est pas son alTaire de chanter les rois et les combats, Auguste doit donner sévèrement à entendre au jeune poète mondain, enivré })ar les applaudissements que lui prodiguent les auditeurs de ces lectures publiques auxquelles l'Empereur assistait parfois ', et oii il a peut-être entendu avec indignation quelque mor- ceau de la G'igantomachie^ qu'il n'est pas permis à un « lourdaud » de mettre en scène, malgré lui, 1. Suétone, Aurjuste, lxxxix Zoi LA JELiNLSSE D OVIDE à côté de Jupiter, le prince divinisé du Palatin. Ovide se le tint pour dit. L'avertissement ne fut pas perdu pour les poètes épiques contemporains, dont aucun n'eut la témérité d'essayer un poème sur le sujet qui avait porté malheur au trop ingé- nieux auteur des Amours. En l'an 42, pendant la guerre contre les tyranni- cides Brutus et Cassius, entreprise pro ultionc patenia, Octave avait promis au dieu Mars pour qui César manifestait une dévotion particulière et à qui il voulait élever un sanctuaire plus beau que tous ceux qui existaient ^ la construction d'un temple qui devait être le temple de Mars Ultor. Après que les Parthes eurent restitué, en l'an 20, les armes jadis conquises sur Grassus, l'Empereur, pour célébrer ce succès, lit élever au Capitole un temple de Mars Ultor destiné à servir de pendant au temple restauré de Jupiter Feratrius. C'est seulement en l'an 2, quarante ans après avoir été voué, que le grand temple de Mars Ultor, édifié sur le Forum Auguslum, fut dédié. Ce temple devait être le lieu de réunion du Sénat, convoqué pour délibérer sur les guerres à entreprendre et sur les triomphes à décerner; de ce temple devait partir le cortège des gouverneurs se rendant avec Vim- perium dans leurs provinces ; dans ce temple, enfin, les chefs d'armées, revenus vainqueurs, devaient déposer les insignes de leurs triomphes -. Ovide consacre un long développement des.Fâ;.!>7e.s3 1. Suct'jne, Jimipcd below there will be a fine oPfive cents, and an extra, charge al«ifécent for each additional day. JUL 2 0 lyç T WRiiim I ilLUU a39003 0022556926 CE PA 6539 • .L3J 1905 C02 LA VILLE ACC# 1187417 DE LA JEUNESSE 'i^m M